L'histoire est jonchée de prophètes, d'illuminés, de fils de dieux, de lumières du monde, mais semeurs d'exclusion et de haine, dans des mots d'amour qui ratent leur cible. En voici encore un, Mani (216-276), qui se croyait le sceau des prophètes, le grand rassembleur, la clé de voûte des spiritualités. Avec tout son talent, AM le rendrait presque sympathique, malgré la prévention que ces êtres peuvent inspirer.
L'histoire de Mani et du manichéisme, bien ignorée de nos jours, est au fond une chronique politique de la Perse sassanide (224 - 633). L'Empire est vaste et réunit des peuples aux coutumes fort différentes, auxquelles l'empereur cherche une unité au-delà de ces divergences, souvent matérialisées par des religions antagonistes. Mani apparaît alors comme celui qui, mettant l'homme à la première place, va peut-être développer et répandre un mode de pensée qui inclut plutôt qu'il exclut les autres communautés humaines, leurs us et leurs fois. La pensée de Mani se veut universelle, autant que l'homme l'est et son domaine est le monde entier, bien au contraire des religions précédentes, communautaires. Bonne affaire pour un Empereur aux visions mondialistes !
Mani bénéficiera donc de la part de l'Empereur Shabuhr, non seulement de tolérance, mais d'un appui exprimé publiquement au mépris de certains côtés iconoclastes de la doctrine. Il en avait besoin face au zoroastrisme (ou mazdéisme), devenu religion d'Etat et dont le clergé n'avait pas l'intention de perdre ses avantages acquis. Mani sut alors profiter de ce soutien pour répandre sa doctrine à une vitesse surprenante. Il devait avoir un réel talent dans le choix des hommes et de leur conduite, ce dont, hélas, le livre ne parle guère.
Le roman montre bien la nature des conseils de Mani à Shabuhr. Ce sont toujours des avis de prudence, de saine gestion, car une chose est de conquérir, une autre est de maintenir la paix au sein des peuples conquis. Mani est un stratège politique à la vision longue et c'est pourquoi Shabuhr l'écoute... jusqu'au moment où Mani, devant une campagne contre Rome qui allait s'avérer pleine de succès, se montre hésitant, voire négatif. La vertu prédictive de sa pensée, jusqu'ici sans défaut, montre ses limites et lui vaudra un bannissement tolérant. A la mort de son soutien impérial, Mani tombera sous les coups du clergé mazdéen.
Le roman, fort bien écrit par ailleurs, laisse sur sa faim celui qui attend de sa lecture une compréhension affinée de la pensée de Mani. Elle paraît bien mince, cette pensée, chez un homme sans doute plein de qualités, mais sans expérience et somme toute chargée d'illusions. Révéler notre part de lumière au détriment de notre part d'ombre ? Vouloir subordonner la pensée magique (religieuse) aux valeurs humaines ? Certes, c'est "cool". Est-ce que ça va beaucoup plus loin ? Et vouloir l'entente des hommes au détriment de la part d'originalité des valeurs de leurs communautés n'est pas très loin d'un pédalage dans la choucroute. Au niveau des idées, cela resplendit ; dans la réalité, les hommes retrouvent toujours comme refuge, à un moment ou un autre, les valeurs acquises au sein de leur communauté. Notre fabrication de l'Europe communautaire se brise sur les mêmes évidences. Mais ce n'est pas politiquement correct de le dire... Les tyrannies récentes ont souvent été les conséquences de l'échec de "grandes idées" irréalistes.
Un morceau d'histoire perse agréable à lire, mais un peu incomplet en matière de réflexion.