E. Jünger (1895, 1998) est un écrivain allemand complexe, farouchement indépendant à la fin de sa vie, aux facettes multiples et parfois opposées, suscitant ainsi admiration autant que rejet. Il est pour moi un des hommes de lettres les plus représentatifs de notre 20e siècle et cette biographie réussie aide considérablement à s'en approcher.
Enfant difficile, puis adolescent impossible, EJ serait sans doute devenu un voyou à notre époque où les garde-fous du début du siècle passé n'existent plus guère : règles de vie strictes, famille, église, armée, etc. C'est la guerre de 1914 qui va faire de lui un héros (14 blessures et la distinction suprême "Pour le Mérite"), héros très sollicité qui s'embarque, une fois la paix revenue, dans une vie politique de nationaliste pur et dur. Il écrit alors un récit de guerre qui fait date : "Orages d'acier", où perce une forme d'exultation du combat pour la nation.
La guerre perdue soulève chez EJ et ses contemporains allemands une vague nationaliste et un refus larvé de la "démocratie" de Weimar imposée par les traités et dont les règles de fonctionnement sont jusqu'ici inconnues de l'Allemagne "impériale" qui les bafouera, dans un climat de pseudo insurrection jusqu'à Hitler. EJ joue tout au long de ces années un rôle de journaliste politique, icône de la droite nationaliste, exacerbée d'ailleurs par les excès de l'utopie communiste, adepte de la table rase et du rejet des traditions. Pour comprendre ce climat d'alors, qui nous choque aujourd'hui, il faut lire le remarquable livre "Les racines intellectuelles du 3e Reich".
On notera l'évolution des comportements d'EJ dans les années 30, où il devient un écrivain à temps plein ("Le Travailleur",ou "Sur les falaises de marbre", entre autres) et qui, installé à Berlin, devient un membre important de la vie intellectuelle de la capitale. C'est un second Jünger qui se forme alors, beaucoup plus accessible à notre idéologie contemporaine et qui se retire du débat politique. Peut-on dire qu'il fait passer son intérêt d'écrivain et de penseur des hommes vers l'homme ?
Une des questions abordées par EJ est celle de la pression croissante que le savoir et la technique qui en découle, font peser sur notre vie et notre organisation sociale. L'arrivée des nazis et sans doute aussi son goût personnel le font s'exprimer dans ses livres à travers un mode d'expression qui allie les images pas toujours explicites aux expressions ambivalentes. "Héliopolis", "Eumeswill" et plus tard "Les ciseaux" seront les oeuvres majeures de cette forme. L'anticipation, parfois d'un monde post-technique, contribuera à ce style si original.
En rupture intellectuelle avec les idées dominantes de son pays nazi et en particulier l'antisémitisme, EJ se retire. Il refuse les postes et les honneurs et développe par son comportement la figure clé de sa littérature : "l'anarque", l'homme qui reste dans le siècle sans en partager les visées collectives et qui, sans révolte, conserve sa liberté intérieure. Philosophie un peu aristocratique ? Certes, mais inspirée de la montée des valeurs individuelles, sorte de refuge après l'échec sanglant des nations, races et autres communismes aux visées collectives qui ont conduit à la famine, la destruction et la mort. Sagesse d'instinct ? Autre impasse ? Nul mieux que EJ n'offre par sa littérature, si moderne, l'occasion d'y réfléchir.
L'anarque EJ aura alors le temps de produire une abondante littérature dans laquelle émergent en particulier ses journaux ("Journaux parisiens", puis "70 s'efface") et de nombreux romans. Il se retire dans un village où les grands de ce monde lui rendront visite, certes, mais où ses priorités tournent autour de ses amis, sa famille et sa propre contemplation, toujours émerveillée, du monde. ll meurt à 102 ans, laissant à notre méditation une oeuvre considérable, à lire et à relire.