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Ce livre bien fait et précis donne une chance exceptionnelle d'observer, à travers la biographie d'Elon Musk (EM), la vie d'un de ces meneurs rares, qui ont un impact réel sur notre destin en faisant advenir des produits et des services nouveaux et accessibles. Ils sont dévorés par une vision qui les motive jusqu'à l'absurde pour le commun des mortels. Inhumains, asociaux, violents, injustes, tyranniques et fascinants. Ils font la guerre pour leurs impératifs quasi transcendants. Faire une erreur quand on est à leur service n'est pas une erreur ; c'est un péché. Et laissons croire à ceux qui comblent leur ignorance par de l'idéologie, que le moteur de ces hommes est de s'enrichir. Ils confondent Dieu et le père Noël.

L'histoire les a incarnés en ducs, en rois, en généraux. Elle les incarne aujourd'hui en créateurs d'industrie et de service, là où leur émergence est rendue possible par de rares civilisations et les règles qui y règnent. Et en particulier aux USA, un peu en Asie et plus difficilement en Europe. Est-ce un bien ou un mal ? C'est un autre débat. Et ne nous y trompons pas : ce ne sont pas les penseurs qui font bouger le monde, mais eux... et le hasard de la conjoncture. Les penseurs, au mieux, préparent ces changements et les couchent par écrit. Ce n'est pas Einstein qui a créé le GPS ; sa pensée, portée par celle de son époque, l'a rendu possible, mais il fallait le rêver pour le faire. Les exemples de ce type abondent, comme SONY et le baladeur, APPLE et le PC, le CERN et le LHD, etc.

On est d'ailleurs frappé par le fait que EM réussit des produits industriels 5 à 10 fois moins coûteux que ce qui a été fait avant lui (services bancaires, fusées spatiales, production d'énergie, stockage d'électricité, etc.) en ramassant le savoir et l'expérience qui sont là, à notre portée, mais qu'il les recombine et les applique à l'accomplissement de son but avec une énergie folle. Il n'intellectualise pas, il ne théorise jamais ; il fait vite et il réalise ce que le sens commun juge impossible et le fait à un coût faible. Il ne se demande jamais pourquoi, mais comment.

Pour avoir, dans ma vie professionnelle eu l'occasion de travailler pour des hommes de ce profil, je croyais, en lisant la description du caractère d'EM, lire des pages de mon passé. Des hommes sans compassion, mais d'une intuition aiguë sur le choix de leurs collaborateurs, décidant tout par eux-mêmes, vite, sans papiers et qui ne partagent que très peu. Mais qui inspirent et exigent tout de leur entourage: vie personnelle, loisirs, tout cela est subordonné. On n'en parle pas. On essaie, tout au plus, d'y faire une place annexe. Peu s'y font, surtout s'ils ne partagent pas la vision avec la même intensité. Ils doivent partir. Cela ne signifie pas qu'ils sont moins bons. Ils ne sont pas à leur place. Philosophie du travail totalement incompatible avec la social-démocratie protectrice qui nous a infiltrés ! Ne soyons pas surpris que le monde ne se fasse plus guère en Europe et que tant de jeunes, bien formés, le sentent et partent. Là aussi, est-ce un bien ou un mal ? Le prix de cette idéologie égalitariste, qui nie le mérite, est très élevé et pourrait bien, un jour, paraître excessif. Mais il nous reste la SNCF, subventionnée à hauteur de 50% de ses charges, que, si tout suit son cours, EDF rejoindra bientôt...

Il faut lire ce livre pour comprendre ce que certains rêves ont d'incongru à leur naissance, tout en étant, lorsqu'ils ont abouti, une évidence dont on ne peut plus se passer, comme Apple ou Uber aujourd'hui. Paradoxe d'un monde qui bouge et anticipe les désirs de ceux-là mêmes qui souhaitent stabilité et sérénité et le conservatisme social. Paradoxe de déséquilibres créateurs dont profitent ceux-là mêmes qui rêvent d'égalité, au prix, parfois, d'une certaine soumission. Paradoxe de visions grosses de progrès, qu'une procédure démocratique aurait étouffées sans recours. L'Europe dans ce domaine est une caricature : ni le CERN, ni AIRBUS ou ARIANE n'existeraient s'ils avaient été rêvés de nos jours dans le cadre européen. Mais il nous reste les droits de l'homme. Quand ça nous arrange, d'ailleurs...

Il faut aussi lire ce livre pour mieux saisir les méandres des politiques industrielles et le rôle positif et négatif des Etats. Pour comprendre, par exemple, que des dogmes n'ont pas grande pérennité, comme la sous-traitance à bas coût, dont on commence à mesurer les inconvénients et la perte de compétence qu'elle entraîne. On y perçoit aussi la faiblesse des grands groupes, raides et lents, même s'ils ont, par ailleurs, d'autres avantages. Aucun n'aurait pu faire ce qu'a fait EM dans le spatial. ARIANE a des soucis à se faire. Et, contrairement à l'évangile, la maximisation de l'intérêt des actionnaires n'a rien à faire ici. Quand comprendra-t-on que ce crédo, résidu du 19e siècle, néglige l'essentiel de ce qui fait qu'une industrie performe et sert l'intérêt général ? Quant au rôle de la finance, dressé en divinité de l'économie par l'école de Chicago, il me semble plutôt que, comme un Etat et ses règles, elle peut tuer les entreprises, mais jamais leur insuffler une vision stratégique. Le coeur et l'âme de ce qui advient sont ailleurs.

Ce livre au sous-titre un peu gonflé pose donc mille questions sur notre vie économique et notre organisation sociale, mieux qu'aucun sociologue n'aurait su le faire. Bien entendu, il n'a aucune solution politique dans son sac. C'est notre problème d'imaginer des compromis face aux paradoxes si bien mis en évidence dans ce livre. Et, à cela, aucun catéchisme politique existant ne répond absolument. Qui a dit que la politique devenait un luxe inutile ?

Eyrolles (2016) - 366 pages