En 1932, un luxueux paquebot fait un voyage inaugural de Marseille à Hanoï et retour. Le narrateur, passager de première classe, le fait pour affaires (négoce de livres précieux) mais les motifs des passagers de plusieurs nationalités sont extrêmement variés. 1932 est la dernière année avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir et les conversations vont bon train. Le roman est le récit de ce voyage et des postures, des angoisses ou des espérances des uns et des autres, écrit avec beaucoup de verve et d'esprit. On appréciera en particulier la sourde inquiétude sur la sécurité du navire qui traverse toute la durée du voyage. Un carnet de têtes très réussi.

 

Ce roman m'a fait passer un excellent moment en compagnie, heureusement virtuelle, de personnages des classes supérieures ayant réussi leurs carrières, certes, mais moins leurs vies. Hubris, monomanies, angoisses, peur de l'âge, couples ratés, le tableau est vaste, et les moyens qu'ont ces passagers de cultiver leur malheur tout autant. De ces comportements, l'auteur fait son beurre dans ses descriptions de personnages pleines d'humour, ou dans la restitution de leurs échanges verbaux. On bénéficiera même au voyage de retour de la présence d'Albert Londres et de son aura particulière de journaliste n'ayant pas peur des mots.

Il me semble comprendre aussi que l'auteur veut nous faire saisir que ce goût du voyage est souvent une fin en soi, une coupure du train habituel du monde pour s'enfermer dans une bulle sans communication réelle avec l'extérieur et où le temps perd son urgence, donnant à tout ce qui se déroule une sorte d'innocence gratuite. Un paradis sur terre, en somme qui exempte chacun des conséquences de ses actes, le temps ramolli portant fort mal sa responsabilité causale.

Un autre point caractérise l'originalité du roman, à savoir la sourde angoisse que fait naître la question de la sécurité du paquebot, quand les naufrages du passé sont présents dans les esprits de tous. C'est un objet compliqué, qu'un paquebot ! Les précautions prises par la compagnie à la fois rassurent, mais aussi matérialisent l'existence du risque. Certes, les panneaux de bois sont magnifiques, mais que se passerait-il s'ils se mettaient à bruler ? Et cette installation électrique qui montre sans cesse ses limites ? Les rumeurs vont bon train et chacun donne sur ce sujet des opinions qui contribuent à alourdir l'atmosphère. Le paradis serait-il imparfait et des traces de causalité continueraient-elles à s'y manifester ? L'issue répondra à cette question.

Un livre agréable et intelligent, qu'on lit avec un plaisir renouvelé à chaque instant.

Folio (2022), 445 pages