"Les grands corps à la dérive"

La confiance des Français dans leurs élites et leur rôle semble s'étioler, au point de porter aux postes de représentation des bateleurs souvent incompétents qui mettent la démocratie en danger. L'auteur attribue une part de ce désamour et de ses conséquences à l'organisation fermée de cette élite d'une part, mais aussi au mélange, en son sein, des classes publiques, privées et politiques, ce qui encourage chez cette élite la recherche de son intérêt privé avant celle de l'intérêt général, point qui ne manque pas d'être ressenti largement. Or, ce qui caractérise les responsabilités publiques et politiques devrait être avant tout la recherche de l'intérêt général quand celui-ci est, quoi qu'on en dise, bien diffus dans l'industrie privée où le résultat financier mène la danse, mais où la "pantoufle" séduit.
 
Le premier intérêt de ce livre est de présenter la structure française du monde feutré de ces hauts fonctionnaires issus de Polytechnique et d'autres écoles comme l'ENA (INSP) et qui, en fonction de leur classement de sortie, intègrent les cinq principaux "Corps d'État" (Mines, Ponts, Inspection des finances, Conseil d'État et Cour des comptes) et ont ainsi le quasi-monopole de fait des hautes fonctions d'État. Première remarque : un bon élève est-il un passeport suffisant ? Non, bien entendu et d'autres qualités sont nécessaires pour diriger, dont un usage judicieux de l'expérience et le caractère, qu'ils n'ont pas forcément, sans que ce manque puisse remettre en cause leur appartenance à ces Corps ni à leurs privilèges.
 
L'auteur montre bien que l'ascension de certains de ces jeunes ambitieux ne résulte pas de leur compétence technique, mais de leur carnet d'adresses, de leurs appuis à l'intérieur de leur Corps et de leurs soutiens politiques, trahissant ainsi l'esprit qui avait présidé à la fondation de ces Corps, supposés fournir au pays les cadres techniques et financiers nécessaires. Leur passage également dans les cabinets ministériels, carburant du CV, ajoute à l'imbroglio en leur donnant souvent la "grosse tête". Où est le mérite dans tout cela ? Où est le service rendu à la collectivité ?
 
De plus, la confusion déjà mentionnée entre le public et le privé (les entreprises), offre à des jeunes qui n'ont pas encore rendu à l'État ce qu'ils ont reçu de lui par leur formation, l'opportunité de "pantoufler" dans des fonctions d'entreprises bien rémunérées. Ce n'est, bien entendu, pas le cas de tous, mais de la marge affairiste qui brasse beaucoup d'air médiatique.
 
Il faut lire ce livre d'un "insider" de ces Corps pour en mesurer la complexité et leur dérive, pleines d'une confusion peu favorable à l'intérêt général. L'auteur s'efforce, en fin de parcours, de tracer ce que pourrait être une réforme de cette élite, tant dans son recrutement, que dans sa formation et sa sélection. Notons par exemple cette suggestion de prendre le temps de l'expérience et d'une réussite confirmée avant de procéder aux valses politiques ou entrepreneuriales de ces bons élèves. Il y en a bien d'autres qui contribuent à la richesse originale de ce livre qui traite d'un problème d'accès difficile et donc rarement abordé.
 
Amsterdam (2023), 251 pages