quignard desarconnes

Si vous pouvez passer outre les jongleries avec les mots, souvent éthérées et presque irritantes, ce livre recèle une pensée forte et originale qui nourrira votre propre réflexion sur la vie.

Evacuons d'abord le premier point. Le style de l'auteur n'est pas en cause. Il est souvent plus près de celui d'un poème que d'une prose, ce qui lui confère une ouverture large vers ce qui excède et enveloppe la pensée logique. Ce qui, ici, sera souvent utile. En revanche, l'acharnement de l'auteur à décoder la génétique des mots pour les rattacher à d'autres mots, d'autres siècles, d'autres civilisations, me semble souvent artificiel, presque hors contexte. Regrets d'une logique, unitaire et causale, donnant à notre monde un squelette sous-jacent ? Peut-être, mais la répétition de ce procédé rompt le rythme du texte et est d'un apport, à mes yeux, limité.

Ceci posé, qui n'est que de forme, revenons à l'essentiel qui, lui, est admirablement traité. Parmi le foisonnement des idées, propositions, aveux parfois de l'auteur, j'en retiendrai trois qui me paraissent essentielles.

 

Le désarçonnement "créatif"

D'abord, le "désarçonnement" créatif. La vie avance sur un rail qui brusquement rompt, la membrane se déchire, le cocon éclate, le volcan se réveille et une nouvelle naissance (renaissance ?) a lieu... si le choc n'a pas été mortel, comme pour le père de George Sand. C'est alors l'extase, comme Saint Paul, ou plus simplement, comme pour Montaigne, l'occasion de faire un bilan, de rendre leur poids aux choses, ce qui ne se serait sans doute jamais fait sans cela. Cette nécessité d'un choc extérieur pour sortir de la routine est une évidence, que la peur de s'y noyer nous fait souvent refouler.

La solitude

L'auteur nous fait ensuite partager une conviction profonde en lui, qui est que la langue, l'histoire, la civilisation, les lois, la morale, la religion, l'amour de nos parents et de nos maîtres, nous ont tellement façonnés et couverts de couches de sociabilité, que la personne originelle et unique que nous avons en nous est morte étouffée. Mais aussi que sa redécouverte est un devoir, qui ne sera pas de tout repos et que, en particulier, un désarçonnement pourrait s'avérer nécessaire. Cela ne rappelle-t-il pas le Dionysos de Nietzsche ou le retour à la forêt d'Ernst Jünger ? Tentation puissante, réservée aux caractères forts et vigoureux : il y a des loups dans les forêts dignes de s'y retirer.

La pulsion de cruauté

Il se trouve enfin dans ce livre une serie de petits chapitres explosifs sur la guerre et le goût atavique de l'homme à la faire. Cette idée m'est chère et je suis reconnaissant à l'auteur d'avoir mis son talent à l'exprimer. Meurtres, actes de cruauté, provocation de la souffrance pour en jouir, voilà l'héritage profond de nos gènes, que la civilisation cherche à punir (morale, religion), sublimer (la guerre, par exemple) ou à refouler simplement pour que les hommes puissent vivre ensemble. Le retour à la forêt, à la solitude, est aussi une réponse. Il reste alors "les autres"...

Ce livre n'est pas un traité de philosophie, dont il n'a ni le souci globalisant, ni la structure de pensée. Mais il se veut un compagnon de vie, de questionnement, sans faux-semblant, même si parfois une pensée si déliée atteint l'ésotérisme. Mais au fond, il n'y a que les imbéciles pour tout comprendre.

 

Grasset (2012) - 336 pages