CL est le réalisateur du film immense Shoah. Ce roman autobiographique est l'histoire de son mûrissement conscient et inconscient et transcende les joies et les peines d'un homme intelligent, vivant au coeur du Paris d'après-guerre.
En dépit de sa taille, ce récit est passionnant du début à la fin, même si les convictions et les enthousiasmes de CL sont parfois restés pour moi tellement subordonnés à une vision idéalisée du monde, qu'il est bien difficile de toujours les partager.
De plus, CL décrit la vie de sa première maturité, après la fin de la guerre, comme une sorte d'enchaînement de caprices plus ou moins accomplis. Son charme et son esprit brillant ont été les atouts incontestables de ce butinage. Cela nous vaut d'ailleurs une magnifique description du Paris de Sartre et Beauvoir, vivante et détaillée et vécue, si j'ose dire, de l'intérieur.
Peu à peu, le temps passant, CL va avoir un enfant intellectuel ou plutôt des jumeaux : Israël et la Shoah. Gestation lente et profonde que le livre va superbement relater et qui en fait la valeur exceptionnelle. Au prix, sans doute, d'une part importante de sa sérénité, CL y sacrifie une longue tranche de sa vie, seul, à tâtons.
C'est la maturation de Shoah qui sera son opus magnum, cet événement que nul ne peut se représenter dans le cadre des références habituellement acquises au cours de l'éducation et que la raison n'explique que mal ou pas du tout. CL, conscient de cela, décide alors non pas de réfléchir, de commenter, de tenter de comprendre et de faire comprendre, mais de montrer les victimes et les acteurs survivants de ces crimes et de les laisser parler, au risque du filtre de la mémoire et de la bienséance.
Il faut avoir vu ce film de plus de 9 heures pour comprendre que ce n'est pas un documentaire, mais un tableau animé qui ne prend son sens que lorsqu'on sait qu'il est ce qu'il décrit, volontairement sans recul ni distance. Une sorte de Guernica vivant. CL découvrira à la sortie de son film des réserves, des réticences qu'il ne prévoyait pas, car 40 ans après l'évènement, l'histoire a été réécrite, figée, appropriée. Il me semble qu'il ne voulait pas faire oeuvre d'historien, mais plutôt dire : "Voyez, n'oubliez pas, sachez qu'il faut vivre avec cela, avec cette part de l'homme".
Car, au fond (ce n'est plus CL qui parle), on l'oublie souvent et on le refoule, que cette pulsion de meurtre, de destruction, est en chacun de nous. Ce ne sont pas les images du Moyen-Orient de 2012 qui le démentiront. L'homme ne va pas à la guerre en tuer d'autres pour une cause, mais pour satisfaire cette pulsion, qu'il habille.Toute notre éducation consiste à la cacher, à la canaliser, à la sublimer. C'est là que l'on invente les causes, souvent dérisoires et emphatiques. Que pensez-vous des 30000 morts par jour de certaines périodes de la guerre de 1914-1918 ? Il le fallait ? La digue de la bienséance, dressée pour vivre ensemble avait rompu. Elle rompra encore et toujours, car l'homme est l'homme.
Ce que CL montre bien et qui caractérise la Shoah, c'est que les victimes étaient sans défense. Ce n'est pas leur innocence (je n'aime d'ailleurs pas ce mot-valise) mais leur dénuement qui a été abusé, violenté, broyé. Il montre aussi que ces massacres, dont l'esprit me paraît en ligne avec l'histoire humaine, ont atteint un volume que seule l'industrialisation des procédés allait permettre pour la première fois. Mais cette horreur n'est pas propre aux Juifs : les Dzungars, les Vendéens, les Indiens d'Amérique, les Arméniens, les Russes et les Polonais sous Staline, les Chinois sous Mao, les Malgaches, les Tibétains, par exemple, ne sont pas juifs.
CL, possédé par la Shoah nous la raconte. Sa chasse aux témoins directs aura été d'une difficulté incroyable. Etre allé au bout et avoir laissé ce tableau frémissant mérite respect. Essayons de ne pas oublier.