harari homo deus
 
En recherchant une durée de vie infinie et le bonheur ici et maintenant, l'homme se donne, grâce à son savoir, des privilèges que seuls, autrefois, les dieux pouvaient conférer. Serai-t-il devenu dieu lui-même, moins la métaphysique, se demande l'auteur ? Le livre répond à sa façon à cette question et tente d'imaginer quelles conséquences pourraient résulter d'une réponse positive, que les percées techniques actuelles, comme l'intelligence artificielle, permettent d'envisager. Malgré tout l'intérêt que je trouve à cet essai souvent convaincant, j'éprouve cependant un malaise à sa lecture, malaise que je présenterai dans la suite de cette fiche.
 
La partie historique de l'essai résume des évolutions souvent perçues par tous. Par exemple :
 - Les monothéismes, issus d'un monde agricole, post-néolithique, ont façonné notre vie et notre rapport au monde pour lui donner du sens et l'adapter à ce cadre agricole.
 - Depuis la révolution scientifique, l'homme a pris conscience que son pouvoir était immense et que son savoir pouvait à son tour façonner sa relation au monde et à la vie, en remplacement des dieux. Il a commencé à s'adorer et a remplacé les religions transcendantes par l'humanisme, religion de l'humain. Elle a été assez puissante pour donner du sens au monde et créer la prospérité, mais a aussi engendré les guerres et les idéologies meurtrières du XXe siècle.
 - Il n'existe, dit l'auteur, aucune indication sérieuse laissant à penser que l'homme soit autre chose qu'un algorithme biologique et l'âme autre chose qu'un mot, comme le fut, par exemple en son temps l’éther. Cela, aux yeux de l'auteur, met en cause le concept de "libre arbitre" et même de conscience. Nous y reviendrons, car cela me semble trop rapide.
 - Les groupes humains en paix et puissants le sont parce qu'ils partagent des valeurs (des fictions inter-subjectives dit l'auteur) qui donnent sens à leurs actes et leur permettent d'agir en masse. C'est d'ailleurs cela qui a fait de l’homme et de lui seul le maître des autres espèces. La compréhension de l'homme, individu, n'est donc qu'une part du travail pour comprendre le monde ; la connaissance de ses valeurs est tout aussi indispensable, même si son approche est difficile.
 - Aujourd'hui, l'homme a embrassé l'humanisme où l'ultime vérité est ce que le "je" pense. L'humanisme libéral, fondé sur le crédo du libre arbitre, triomphe. Dieu est mort et devenu stérile : source d'autorité, peut-être, non d'inspiration. L'humanisme est la nouvelle divinité. Mais d'après l'auteur, la modernité, par ses découvertes (liées à l'intelligence artificielle) va briser cette révérence faite au sens des grandes fictions collectives, comme les dieux et l'humanisme. Aujourd'hui l'homme moderne pourrait abandonner le sens au profit de la puissance que son savoir lui donne... mais il se dit aussi convaincu que sans un sens partagé, sans valeurs communes, les collectivités explosent !
 
Le livre affirme donc que notre assemblage algorithmique biologique ne laisse pas de place à l'existence d'un moi, fondement de l'humanisme. L'auteur me semble alors s'embourber dans des contradictions. "Je" serait à la recherche de l'éternité et du bonheur, mais "Je" n’existerait pas ? Prétend-il que le tout humain ne peut pas être plus que ses parties ? Les quarks qui forment un proton savent-ils ce qu'ils font ? Et pourquoi ce proton est-il toujours le même, avec les mêmes paramètres quantiques, de masse, etc. et formé de quarks et de forces précises qui ignorent à priori qu'elles vont devoir se conformer à l'assemblage "proton" ? L'analyse de l'auteur ne tient pas à mes yeux ; elle est insuffisante pour convaincre. Je ne prétends pas que le moi existe, mais ce qui est dit ici est trop court pour prouver quoi que ce soit. L'aveu qu'il fait de notre incompréhension de ce qu'on appelle "conscience" devrait d’ailleurs porter à plus de modestie dans les affirmations. Il se pourrait bien que sous le terme de "conscience" se cache un niveau d'intégration des niveaux inférieurs régi par des lois qui nous échappent encore totalement. Avant la découverte de la mécanique quantique, la stabilité d'un atome paraissait incompréhensible ! L'auteur lui-même s'embrouille, qui nous dit que pour comprendre l'humain, il faut ajouter à l'homme ses valeurs collectives. Ne serait-ce pas reconnaître que l'homme, même compris dans ses derniers détails ne serait pas tout, et que quelque chose naît de l'ensemble des hommes, qui n'est pas dans l'homme individu, mais se forme au niveau collectif (voir note) ? Et, sans jouer avec les mots, n'existe-t-il pas au niveau de l'humain tout court (des collectivités de collectivités !) autre chose qui guide et borne l'homme ? Mais nous entrons là dans des mécanismes que nous ne comprenons pas encore et que, par peur du vide, on avait appelés "dieu". Et puis, sur un autre plan, ce déterminisme machiniste me semble aussi avoir une odeur de soumission dont, justement, la mort de dieu devrait nous avoir libérés.
 
Un autre malaise me prend à la lecture du livre, lorsqu'il aborde l'intelligence artificielle (IA). Pour avoir un peu travaillé ce sujet (de bons MOOC sont à notre disposition ! ), il me semble clair qu'aujourd'hui l'IA est un outil qui fonctionne dans le cadre du savoir acquis par l'homme. On imagine mal d'ailleurs qu'il en soit autrement, c'est-à-dire qu'une IA travaille avec des lois que l'homme n'a pas encore découvertes ! Même si l'IA bat l'homme au jeu de Go, ce n'est pas l'IA qui l'a créé. Ainsi, il me semble que la ringardisation mécanicienne de l'homme envisagée par l'auteur pour supporter ses visions du futur est une posture sans grande portée, qui d'ailleurs met un peu en cause sa méthode de raisonnement sur le reste de son livre. L'auteur n'est pas un scientifique et cela se sent dans les approximations qu'il s'autorise.
 
Il pose en revanche une excellente question, celle de l'autorité que l'IA va prendre en faisant mieux, plus vite et plus efficacement que nous les actes, calculs, pensées et surtout choix utiles à notre vie en société. Quelle autorité restera-t-il aux politiques, par exemple, ou à tous ceux qui agissent en référence aux grands mythes déjà abordés ? Il évoque aussi la question posée par l'amélioration envisagée des capacités humaines (la nouvelle révolution cognitive), qui laissera sur le carreau ceux qui n'y auront pas accès. Que se passerait-il si une partie de l'humanité devenait ainsi isolée et inutile ? Mais, est-ce vraiment ce qui se prépare ? Mon optimisme se fonde sur la capacité de l'homme, qui est certes une machine, mais consciente et plus complexe qu'envisagé ici, à mettre en place des idées et des solutions qui, pour l'instant, sont inaccessibles à l'IA. C'est par cette capacité "créative" que l'homme, me semble-t-il, gardera encore un bon moment son autorité.
 
Le foisonnement de questions sans réponse qui caractérise la fin du livre n'est pas sans intérêt, mais on a du mal à partager cette passion de la généralisation et de l'extrapolation, sans réelles pistes de travail. Oui, l'IA va nous secouer, mais n'en faisons pas un nouveau dieu. Je suis convaincu qu'elle apportera beaucoup, mais que, comme toutes les inventions techniques on en trouvera vite les limites pour passer à autre chose. Alors, restons calmes ...
Merci quand même à ce livre d'avoir ouvert toutes ces pistes de réflexion qu'il faut parcourir pour tenter d'appréhender l'évolution qui se produit sous nos yeux.
 
Albin Michel (2017), 463 pages
 
Note.
A titre d'exemple, je prendrai le cas d'une automobile. Imaginons donc que nous sommes des mécaniciens parfaits qui en connaissent tous les détails. Savons-nous pour autant ce qu'elle peut faire, ce qu'elle va transporter, si elle va aller à Maubeuge ou entrer dans un platane, etc. ? Non, tant que nous ne l'avons pas mise en interaction (en réseau) avec un conducteur, des passagers potentiels, des routes, des carburants, les caprices du climat, les autres véhicules, etc., nous n'en savons rien. C'est l'interaction de tous ces éléments qui va nous permettre de reconnaître la personnalité de cette voiture (son moi) et de la proclamer fiable (ou pas), confortable, rapide, bruyante, solide, etc. Ici, le moi n'est pas dans l'objet, mais dans l'ensemble complexe, entrelacé, qu'elle forme avec son réseau, ses lois, ses règles. Peut-être notre cartésianisme analytique européen a-t-il tendance à nous faire penser un peu vite que l'analyse d'une partie "est" la connaissance de cette partie... Or, il est fascinant de constater combien aujourd'hui les progrès de la connaissance (les neurosciences, l'intelligence artificielle, par exemple) sont ceux de notre compréhension des réseaux et beaucoup moins de leurs composants !