kingsolver yeux arbres

 

BK a écrit là un très grand roman, qui dévoile une part importante de ses convictions, reflets de notre modernité inquiète du destin des hommes et de notre terre, dans une prose sensible et poétique, superbement traduite.

Le récit se déroule sur un mode "biblique", mais débarrassé des dieux abstraits. Six destins vont s'y dérouler, allant tous de la faute (l'ignorance, le fanatisme, la bêtise ?) à la rédemption (six saluts très divers) en passant par l'épreuve. Et, quelle épreuve ! L'action se passe dans le Congo belge des années 1960, où les hommes sont en survie et qui se déchire pour une indépendance qui lui est dérobée. La souffrance et la mort y sont monnaies courantes.

 

Ce sont alors cinq voix (la mère et ses quatre filles), qui vont, dans une polyphonie où chaque partie conserve son identité, relater les péripéties de l'intrigue. Le style de l'écriture de chaque voix renforce son identité, mais, jusqu'à l'exode, l'harmonie de l'ensemble est assurée. Le roman se résoudra ensuite en monodies dont la forme reflétera alors le salut des survivants. Une rhétorique baroque, ou presque.

Mais à mes yeux, l'essentiel est ce que, à travers ces destins, BK nous dit, qu'on partage ou non ses choix.

Son éthique se fonde d'abord sur un immense amour de la vie. Elle respecte tout ce qui bouge, ce qui pousse, tout ce qui fait la vie, dans sa forme brutale, directe et dont, souvent, elle mesure le tragique et la violence. Elle y ajoute une compassion infinie pour l'humanité de l'homme, mais beaucoup moins pour ses oeuvres dont elle se méfie.

En effet, les oeuvres et les institutions humaines ne savent pas faire le bien sans faire le mal : les USA peuvent être une grande démocratie et engendrer la CIA et ses atrocités au Congo, les églises promouvoir le bien et fabriquer du fanatisme et les détenteurs des secrets de sorcellerie du Congo devenir des meurtriers. Sa défiance vis-à-vis des oeuvres des hommes est une marque de cette modernité angoissée, qui conduit, par exemple, à la désaffection actuelle pour la pensée scientifique. Cela me paraît une impasse idéaliste, capable d'engendrer le pire, car décrédibiliser la raison, même imparfaite et parfois vacillante, laisse la place à l'animal et à ses passions et prive l'homme du seul langage universel, celui de la science. Merci, nous avons donné.

Elle a, en revanche, une sagesse tolérante sur la façon convenable de vivre notre destin. Elle nous rappelle qu'il se situera toujours entre l'idée qu'on en a (encore faut-il eu avoir une) et les moyens dont on dispose vraiment, qu'il faut avoir, avec lucidité, la modestie d'accepter. Le conduit-on réellement, ce destin d'homme ? Elle en doute. Mais elle nous rappelle que l'immobilisme (dans ses actes ou ses certitudes) est la meilleure voie de l'échec.

Elle dit aussi toute l'ambiguïté des mots, leurs sens incertains et multiformes et la fragilité qu'ils induisent dans les relations entre les hommes. Le pasteur fanatique fera, par exemple, de Jésus un cannibale en puissance aux yeux des Congolais, en utilisant un mot mal placé. Rachel aussi prendra souvent un mot pour un autre...

BK aborde aussi une question importante, dont la réponse donnée différentie les choix de sociétés : consensus (précédé de longues mises au point) ou loi de la majorité (rapide, mais laissant la minorité en carence) ? La démocratie fonde tout sur la seconde solution. Est-ce sage ?

Elle traite aussi du pardon, celui qu'on donne et celui qu'on reçoit et de mille autres sujets de réflexion essentiels, tout au long du roman et qui contribuent à lui donner sa puissance évidente et son humanité.

Ce livre est certes long, pas toujours facile, mais rend beaucoup à ceux qui s'y investissent. Sa langue est belle, parfois somptueuse. Un grand roman.

 

Rivages (1998) - 660 pages