Ce roman est une biographie de la jeunesse du peintre Pissaro. Mais il est aussi et peut-être surtout, une tranche de vie des colons, en particulier juifs, de l'île de St Thomas (Caraïbes) et de la société isolée et fortement normée, qu'ils avaient établie. Il est enfin un portrait de la mère de Camille Pissaro, Rachel, femme forte, dans la première moitié du XIXe siècle et qui faisait, par sa détermination, figure de rebelle.
St Thomas est alors sous l'autorité du Danemark, pays plutôt tolérant et humaniste. Mais l'esclavage y existe encore, avec son cortège d'interdits sociaux. De plus, à cette époque, les femmes ont des droits limités par rapport à ceux des hommes et ne peuvent ni hériter, ni posséder, ni diriger leurs affaires, ni, bien entendu, choisir leurs époux, dont la sélection par la famille relève de considérations économiques et de prestige. Une veuve, comme Rachel va le devenir, sera dépouillée à la mort de son conjoint et seuls les mâles de la famille pourront gérer les biens de la femme devenue veuve. Cela semble lointain, mais cette structure est encore au fond de nos esprits et ne manque jamais de ressurgir lors de fortes évolutions ou de dilution des normes sociales. A cette rigidité et aux contraintes qui en résultent sur les relations humaines, s'ajoute un fond de forte mortalité, tant des enfants que des mères, épreuve naturelle à l'époque du roman. Rachel en aura sa part.
Dans ce contexte, Rachel présente un caractère fort qui va provoquer des heurts avec son groupe social, très conformiste et redoutant toute déviance. Indépendante, mais consciente de ses devoirs sociaux, elle conduira sa vie avec courage et détermination, privilégiant son jugement à celui de son milieu, au risque même d'être rejetée par sa communauté. Elle acceptera par exemple un mariage arrangé avec un veuf qui lui apportera 3 enfants et dont elle en aura 3 autres pour sauver les affaires de son père. Mais, son mari, qui disparaîtra très vite, fera de mauvaises affaires. Quand la faillite sera proche, en dépit de sa compétence, la communauté refusera qu'elle dirige les affaires vacillantes. Un jeune neveu, Frédéric Pissaro, vient l'aider. Une inclinaison réciproque et jugée scandaleuse par cette communauté prendra huit ans pour être tolérée. Elle fera face avec une volonté sans faille. Trois enfants naîtront, dont Camille qui va hériter les caractères d'indépendance et de confiance en son étoile de sa mère, pour devenir, entre St Thomas et la France, le maître impressionniste que l'on connaît.
Tout cela est conté avec un grand talent et fait un remarquable et très agréable roman. Mais il me semble que sa valeur tient aussi à sa capacité à nous plonger dans les sons, les parfums, les couleurs de ce monde lointain et ensoleillé, mais terriblement dur, quoique fragile, où Camille Pissaro s'est formé. Il nous plonge aussi au cœur de la vie d'une femme exceptionnelle, sûre d'elle, intelligente et dure, mais désireuse de conduire sa vie quand cela était presque un crime et pouvait conduire à l'exclusion de son milieu, entraînant souvent déchéance et misère. Un caractère fort, transmis à Camille, qui en aura terriblement besoin pour affirmer son talent et son désir d'en vivre.
Un roman parfois un peu long, mais de très grande qualité.
Slatkine & Cie, 2015 - 415 pages