tocqueville despotisme democratique

 

En 1840, Tocqueville termine "De la démocratie en Amérique" par ces quelques chapitres, où il montre avec beaucoup de prescience que les conséquences de la tendance naturelle des démocraties à l'égalitarisme peuvent conduire ces sociétés à réprimer la liberté, jusqu'au despotisme.

Le mécanisme qu'il voit à l'oeuvre est assez simple. Les démocraties posent l'égalité des individus qui la composent en axiome, d'ailleurs ambigu, portant non seulement sur l'égalité des chances, mais aussi, plus sournoisement, sur l'égalité des conditions sociales à tout instant de la vie. L'Etat, représentant du peuple et beaucoup moins des individus, est alors valorisé comme le grand recours devant les inégalités concrètes des destins. Pour exercer cette protection, l'Etat concentre alors en douceur, tous les pouvoirs.

 

AT constate très lucidement cette tendance : "au dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux". Voici défini, en 1840, l'Etat social-démocrate le plus abouti.

La concentration naturelle de ce pouvoir se fait au détriment de la liberté des individus, de ce que Hannah Arendt nommait le l'espace privé dans "Condition de l'homme moderne". où elle décrivait cette dérive de nos sociétés où plus rien ne relève, ou presque, d'une décision privée : école obligatoire, ceintures attachées, cigarette bannie, cotisations sociales et de retraite imposées, etc. Au bout de cette route, la déification du peuple et le mépris des hommes, qui a illuminé d'un soleil noir le 20e siècle.

Pour AT, ce renoncement des hommes à se gouverner eux-mêmes est un risque pour la démocratie, car, écrit-il, "on ne fera point croire qu'un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d'un peuple de serviteurs".

Pour équilibrer ces tendances despotiques, AT propose trois forces : l'indépendance du pouvoir judiciaire, de la presse et d'institutions intermédiaires dont la description me fait souvent penser à ce que l'Allemagne a réussi avec ses Länder (régions).

On sort de cette courte lecture, fasciné par le tableau précis qu'AT avait dressé en 1840 des tendances du monde qui est aujourd'hui le nôtre. Les cahiers de l'Herne ont eu raison de publier cet extrait, vivant et actuel, de ce monument qu'est "De la démocratie en Amérique". En quelques heures de lecture, on approche cette magistrale analyse des risques que notre mode de fonctionnement social, si humain, si doux, fait peser sur nous. Impressionnant !

 

L'Herne (2009) - 99 pages