Ce pénétrant essai sur l'art de diriger un peuple en période de crise me semble être ce qui peut se concevoir de plus proche de la méthode scientifique, dans un domaine qui n'en relève pas, par essence. En effet, c'est ici le suc de l'expérience autant que la prise en compte de l'histoire qui fondent les propos et non une spéculation personnelle ou un rêve idéologique. HK avait 99 ans en écrivant cet essai et disposait non seulement d'une expérience diplomatique considérable, mais il avait aussi conversé et parfois négocié avec les leaders dont il trace ici le portrait. Admirable synthèse de ce qui reste un art qui n'a rien de spontané et qui, par les actes qui découlent de son exercice, fait l'histoire dans ses moments critiques.

 

 

L'auteur précise d'abord un point majeur. La plupart des leaders sont des gestionnaires donnant priorité au maintien de ce qui fonctionne. Mais en crise, ou dans des situations de changements violents (guerres, révolutions, etc.), ou quand les valeurs de référence cessent d'être stables et partagées, alors un autre profil, beaucoup plus visionnaire, est nécessaire et parfois même vital, pour réinstaller la cohérence d'un peuple et le conduire dans une voie qu'il ne soupçonne parfois pas lui-même. Ce sont là des périodes de danger extrême, dont les sorties de route sont parfois cataclysmiques, comme le furent le nazisme, le communisme, par exemple, aux fins dramatiques. C'est, au contraire, le destin de 6 leaders visionnaires ayant réussi qui fait le corps de cet essai, auquel s'ajoute la précieuse analyse de l'auteur.

 

 

Ce qui frappe le lecteur est tout d'abord le fait que certains hommes ont su proposer un chemin à leur peuple, lui rendre un avenir quand il semblait avoir disparu sous le malheur et la dissolution de son honneur, comme l'Allemagne et la France en 1945, l'Angleterre en 1980, l'Égypte en 1970 et peut-être les USA en 1969. D'autres, comme Lee Kwan Yew à Singapour, ont fabriqué un État quand la matière première pour cela semblait bien volatile. Essayons d'imaginer leur situation au début de leur prise de pouvoir dans le brouillard qui les entourait. Ce livre nous aide à comprendre comment ces leaders établissaient envers et contre tout une stratégie pour reprendre pied et rendre sa dignité et son unité à leur peuple par des voies de la pensée qui ne relèvent que peu du calcul ou de la déduction et le faisaient en rétablissant l'espoir et l'unité dans des univers politiques rarement amènes.

 

 

Là aussi, HK distingue des profils différents où ces leaders mettent en œuvre des dominantes stratégiques variées, comme équilibre, volonté, humilité, excellence, transcendance ou conviction, dominantes qui semblent aujourd'hui évidentes, mais qui au moment de l'action étaient certainement bien loin de posséder cette clarté. Plus simple est le partage que propose l'auteur entre ce qu'il appelle un homme d'État et un prophète, même si, là aussi, la réalité se plait à brouiller les choses chez ces hommes remarquables. Notons au passage combien une société qui fait naître ces leaders accepte de mettre sous le boisseau ses rêves d'égalitarisme !

 

 

Ce livre, enfin, est aussi un excellent livre d'histoire qui couvre la période de la fin de la Seconde Guerre mondiale à aujourd'hui. Polarisation, certes, autour des événements qui concernent les 6 hommes dont il expose le destin, mais des événements qui furent majeurs dans le déroulement de notre histoire récente.

 

Un livre essentiel à une époque où le doute sur nos valeurs, l'exacerbation de l'individu, le remplacement du débat démocratique par des sectarismes trop surs d'eux-mêmes, l'approche émotionnelle des faits au détriment de la réserve rationnelle font que la démocratie est en crise et doute d'elle-même. Un leader sortira-t-il du lot pour concevoir et exécuter une stratégie propre à cette situation ? L'auteur l'espère, mais reconnait combien la tâche est ardue dans l'univers que nous avons construit. À lire d'urgence.

 

Fayard (2022), 540 pages