Voici un livre touchant à bien des égards. D'abord, existe chez l'auteur, une volonté farouche de ne pas perdre la dernière résonance, aussi évanescente soit-elle, d'une enfance heureuse. Et se manifeste chez lui une volonté presque viscérale de bien-être, là où mille circonstances auraient au moins pu susciter l'inquiétude dans cet "Orient", comme il l'appelle, secoué par la dernière guerre mondiale et les conflits locaux. De la nostalgie ? Non, une délectation affirmée du bonheur passé, sans regret. On n'est pas heureux par hasard...
AT est né, au gré des besoins du métier de son père, en Turquie, à Smyrne (Izmir aujourd'hui). Il y est heureux dans cette société accueillante et ouverte. Mais comment ne trouverait-il pas des raisons de bonheur, avec son intelligence et surtout sa mémoire qui, tout au long de sa vie, l'auront aidé à voir, comprendre et retenir pour faire, où qu'il soit, un nid confortable. Il en sera de même à Zonguldak, sur la Mer Noire, sans doute le séjour, d'ailleurs assez long, où il aura été le plus heureux, s'intégrant sans difficulté à la communauté locale d'expatriés, vivante et chaleureuse. Et, de plus, il pratique le Turc.
Mais et c'est une grande leçon de ce livre, notre jeune Français en exil se demande au fond qui il est et où il est. Sa famille a quitté la France depuis longtemps et n'y a pas d'attache sérieuse. Comme il le dit souvent, il "n'a pas de terre". Et s'il n'en a pas en France, il n'en a pas non plus en Turquie ni ailleurs. Pas de terre, nulle part chez lui... Comme il a une tête bien faite, sa patrie sera sa culture, fondée sur l'école et sur ses lectures. Mentionnons au passage, quoi qu'on en ait, le rôle éducateur des jésuites et des maronites locaux, pour ces Français exilés. Cela pose d'ailleurs une question toujours ouverte du rôle presque inexistant d'un Etat et d'une Éducation "nationale" pour qui le rayonnement dans le monde importe moins que la millième réforme de la grammaire... C'est plus facile, sans aucun doute.
La fin de l'adolescence d'AT verra son "Orient" et ses nouveaux maîtres réduire son espace vital et finalement le contraindre à un retour dans une France qui n'a jamais été son pays, même s'il en maîtrise langue et culture. Les nationalismes se durcissent, la guerre européenne crée des clans, des allégeances, des exclusions. Petit Français virtuel, balayé de la terre qui l'a vu naître et qu'il a aimée, emporté par un souffle de l'histoire contre lequel il ne peut rien, le chaud souvenir de son "Orient", maintenant derrière lui, restera le merveilleux réconfort d'un souvenir intense de bonheur et de chaleur humaine. Tout le monde n'a pas eu cette chance.
Actes Sud (2016) 384 pages