ghosh palais miroirs

 

Ce roman, très dense, est une magnifique rencontre, à la fois avec l'Asie coloniale anglaise (en particulier l'Inde et la Birmanie), mais aussi avec les problèmes sans solution rencontrés par ces Indiens qui voulaient à la fois rester loyaux à leur pays, mais en même temps à cette civilisation européenne que les Anglais leur avaient fait connaître et dont ils percevaient le potentiel.

AG fait preuve ici de son talent de conteur exceptionnel et nous fait partager la vie, les espoirs et les désillusions des hommes que la colonisation anglaise domine, non sans souplesse et intelligence, d'ailleurs. Certains s'en accommodent mieux que d'autres, car la perte de l'indépendance de l'Etat ne signifie pas nécessairement l'asservissement des hommes. Sous la dictature militaire birmane par exemple, on regrette certainement la relative liberté de parler et d'entreprendre de l'époque coloniale.

 

Certains ont aussi trouvé dans la présence anglaise un terrain fertile pour leurs affaires ou pour leur carrière. C'est d'ailleurs là un des points clés et certainement le plus passionnant du livre. L'Armée des Indes, au service des intérêts anglais, certes, fut un tremplin que surent exploiter quelques jeunes indiens doués et fascinés par le succès de la civilisation occidentale. Mais au prix d'une certaine trahison à leur propre identité qui deviendra explicite quand ils auront à tirer sur leurs frères de race. AG nous fait magnifiquement partager le drame d'Arjun, officier britannique au départ, rebelle ensuite. Sans solution simple évidemment, sauf pour les fanatiques pour qui la vérité est toujours évidente et simple, à la portée de leur esprit du même métal.

Un autre aspect tragique de l'Asie de cette époque en plein questionnement face à son identité méprisée par la colonisation anglaise, fut le rôle des Japonais costumés un moment en libérateurs, mais rapidement révélés pour ce qu'ils étaient, des impérialistes locaux, pires que les Anglais. Comment choisir alors son destin ? Que d'illusions déçues !

Cette Asie du Sud-Est, prospère jusqu'à ces drames, va peu à peu plonger dans la misère. Destructions, voies commerciales fermées, déplacements de populations, fuite des Indiens éduqués et actifs, mais que leur rôle ambigu fait percevoir comme au service de l'occupant anglais.

Et derrière tout cela, une perte irrémédiable d'identité qui fait peu à peu de ces peuples des parias, aux élites dispersées ou abattues, au lien ancestral rompu et presque impossible à renouer. Certains peuples en sortent tout juste... d'autres pas encore.

Nous sommes loin de l'Asie et avons eu en Europe notre lot d'erreurs, d'honneurs et d'horreurs. Mais il ne semble essentiel de bien écouter ce que nous disent des romans comme celui-là, si l'on veut comprendre un peu mieux comment s'est façonné, face à nous, le monde asiatique qui sous nos yeux est en train d'atteindre une nouvelle maturité.

AG m'avait déjà séduit par son roman "Le pays des marées" et avait su faire preuve de sa virtuosité avec "Le chromosome de Calcutta". Il me semble qu'ici il va plus loin.

N'oublions pas de saluer aussi la qualité purement littéraire de ce roman, la précision de ses personnages, la force de son intrigue, l'absence de pathos inutile. Une oeuvre remarquable.

 

Points P 1236 (2002) - 665 pages