Voici un livre de science-fiction (2084, un clin d'oeil) qui aborde un thème politique important : avons-nous échangé notre liberté contre une douce soumission au confort de l'assistance ? Dit autrement, la social-démocratie, pour pouvoir fonctionner, fait-elle de nous des veaux ? Encore qu'un esprit frondeur peut retourner la question : si nous sommes des veaux, peut-on espérer mieux que la social-démocratie ? Bien entendu, le roman ne répond pas à la question qui n'a sans doute pas de réponse. Sinon, ça se saurait ?
Au-delà de cette question, en effet essentielle, le roman en pose deux autres que les présidentielles de 2017 nous font vivre en réel, surtout la première.
- La démocratie a été conçue comme un choix d'idées, proposées par des hommes qui reflètent des partis, choix qui est en fin de compte tranché par le vote du peuple. Mais on constate qu'une inversion de ce processus est en marche, si j'ose dire : on remplace la production d'idées par des sondages et analyses complexes et on en propose au peuple la synthèse. Lequel peuple voit ainsi son ego flatté et approuve. Giscard, qui n'avait pas les moyens électroniques dont on dispose pour ces analyses, en rêvait et appelait ça la politique "conjoncturelle". Il nous a laissé une augmentation faramineuse de la dette, car les désirs du peuple ont un coût. Cette inversion est à mes yeux l'habillage d'une absence de volonté politique, la certitude d'une politique au fil de l'eau, changeante au rythme des caprices de l'opinion et coûteuse. C'est en gros ce que le dernier quinquennat a vécu honteusement et ce qu'un des candidats revendique comme du "progressisme". Langue de bois pas morte !
- L'intrusion des moyens de traitement électroniques des données permet un suivi beaucoup plus fin que les traditionnels sondages et surtout ouvre la porte du suivi en temps réel de l'opinion. Des modèles digitaux (des algorithmes) informent à chaque instant les dirigeants des attentes des gouvernés. Information sans doute utile, mais qui ouvre la porte à la domination des algorithmes dans les décisions et une déshumanisation de la politique chez les gouvernants faibles, uniquement "à l'écoute du peuple". La France du quinquennat passé a commencé à vivre ce marketing algorithmique sans idée, en laissant filer les problèmes et en s'achetant à prix élevé une paix provisoire.
Le roman imagine une société installée sous cloche en milieu semi-hostile et dirigée aux algorithmes. Le chapitre EDCBA du livre est, sur ce point, intéressant. Face au chef d'un groupe anarchiste, le président de la cloche avoue sa quasi-inutilité, sauf à éviter le désordre et donc à brider la liberté de ceux qui ne seraient pas dans la norme de pensée. Comme tout bon anarchiste, convaincu que l'homme libre devient bon, le chef des rebelles n'accepte pas ces restrictions de la liberté. Les expériences qu'il fera sur cette base seront douloureuses. Cela est un peu simple et naïf ? Oui et non, il s'agit bien de deux pôles de pensée, encore vivants ; ce livre a le mérite d'ouvrir le débat.
En revanche la lecture du roman n'est pas un long fleuve tranquille. Les aventures saturniennes des protagonistes sont interminables, enrobées d'un vocabulaire de néologismes types mots-valises que l'on remplit de ce qu'on veut et sur lesquelles la lecture bute 50 fois par page, la rendant lourde, laborieuse. Si "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement", la conception est à revoir... Les questions posées justifient quand même sa lecture en acceptant parfois de faire quelques sauts.
Folio SF 350 - 650 pages