Nos inventions technologiques ont toujours eu une profonde interaction sur nos sociétés, comme ce fut le cas avec l'électricité, la voiture accessible, l'accroissement de la production agricole, les médicaments, etc. Ce qui est en cours avec la Tech électronique est semblable, mais présente une nouveauté déroutante, à savoir que notre création codée devient une créature, certes virtuelle, mais presque vivante d'une mémoire sans commune mesure avec la nôtre, qui nous interroge et nous répond. Un lien fusionnel nouveau que nous n'avions jamais eu avec aucun outil. Ce livre plonge dans les perspectives que cela entraîne et nous éclabousse un peu.

 

Pour saisir l'enjeu d'une façon rapide et agréable, je suggère de lire d'abord la nouvelle qui figure à la fin du livre, "Lavée du silicium", pochade de science-fiction et jeu de mots comme l'auteur les aime, où tout se détraque dans l'univers parfait de la Tech domotique dont certains rêvent pour assurer leur bien-être et leur sécurité. Peut-être cela nous aidera-t-il à prendre un peu de distance avec le fourbi connecté qu'on nous propose !

Il serait vain de résumer chacun des 7 aspects sous lesquels l'auteur analyse l'impact probable de cette révolution technologique actuelle. Quelques traits nets en émergent, qui caractérisent sa vision :

  • Les acteurs, comme APPLE particulièrement, ne cherchent pas à ouvrir leurs utilisateurs au monde et aux autres, mais au contraire les enferment sur la relation entre leur ego et leur produit.
  • La réalité virtuelle est un renoncement à l'action de la part du sujet qui s'y livre. Il se livre à des actes éblouissants, incroyables, légaux ou illégaux, il baise, il tue, mais en fait, il ne fait rien, il ne bouge plus et cultive son inertie dans sa bulle de solitude.
  • Par paresse et obsession sécuritaire, le même sujet transfère les actes essentiels de sa vie à la Tech. Il confie ce qu'il croit être sa santé à ce qui est mesurable et comparable, ses avoirs à des monnaies virtuelles, la conduite de sa voiture au silicium, la sécurité de ses biens à des algorithmes et fait transiter ses rapports aux autres par des réseaux, y compris celui du choix de son conjoint. Et tout cela se fait aussi dans la solitude, face à un écran.
  • Il néglige, en faisant cela, un point essentiel : la fragilité inhérente à ces systèmes, faits par l'homme et donc destructibles ou au moins altérables par lui. Les arnaques au Bitcoin, les vols de données, les hacks de toute nature sont monnaie courante, sans compter les pannes matérielles ou logicielles.
  • Mais il est surtout victime de quelque chose de plus grave : il se retire du monde, de l'interaction physique avec sa société. Ce ne sont plus des hommes qui le questionnent, discutent avec lui, même s'il a des milliers de "followers", qui l'aident ou le servent, ce sont des écrans, vecteurs de mots et d'images, mais ce ne sont plus des êtres de chair et de sang dont la réalité va bien au-delà de leurs mots et de leurs photos.
  • La conséquence la plus dommageable de cette situation est sa perte de liberté et de son usage. Car la liberté est l'exercice de nos différences en situation réelle, de nos capacités à comprendre, à faire comprendre et à atteindre une harmonie sociale supportable, en dépit même de ces différences. La liberté n'est pas de dire ce qu'on pense, qui n'en est que le début, la matière première et qui doit se frotter à ce que pensent les autres, avec leur histoire propre, leurs compétences, leur raison, leur force et de vivre harmonieusement avec eux. On constate actuellement à quel point cette liberté se perd en s'enfermant dans des communautés étanches, jusques et y compris dans notre vie politique.

Le livre aborde tout cela et plus encore, dans un style parfois étrange, farci de néologismes, de jeux de mots, de concepts plus ou moins clairs, qui en rendent souvent la lecture déroutante. Il n'en reste pas moins pertinent face à un bouleversement sociétal majeur dont nous avons du mal à percevoir la portée et dont les premières conséquences inquiètent autant qu'elles éblouissent. Il y a donc un travail considérable à faire que l'absence actuelle de penseurs et de partis politiques va rendre difficile à accomplir, difficulté aggravée par l'inculture scientifique ambiante. Un livre utile.

Seuil (2024), 323 pages