el aswany yacoubian
 
L'Egypte est un pays clé du Moyen-Orient et mieux le comprendre, mieux comprendre ceux qui y vivent, est important pour affiner notre vision de cette partie troublante et troublée du monde. C'est bien ce que propose, avec talent, AEA dans ce roman, sans concession pour son pays, incapable, jusqu'ici, de prendre le contrôle de son destin ni sa place dans le monde.

AEA décrit, tel un Balzac du Caire, la société actuelle du pays. Un foisonnement de personnages colorés nous attend, que l'écriture de AEA nous rend attachants, même ceux que notre raison rejette. L'intrigue est un lien entre toutes ces vies blessées et est un prétexte à leur mise en scène. En émerge un tableau de société d'où l'espoir est exclu et qui se réfugie de plus en plus dans une religion devenue folle et dans la violence.

Il n'est pas un seul de ces personnages qui soit fier de son pays. La misère parfois, qui pousse à tout pour en sortir. La magouille souvent, pour tenter de dérober un peu de richesse là où il y en a encore. Car la désolation d'une économie mise en déroute par des décénies d'erreurs idéologiques et passionnées, est la toile de fond et le ferment de ce monde en involution. Les anciens rêvent encore d'un passé qui semblait porteur d'avenir. Les plus jeunes n'ont même pas ce refuge de nostalgie ...

La religion musulmane en prend aussi pour son grade. Prétexte à d'interminables formules creuses elle est surtout la justification morale de l'immobilisme et le paravent de la paresse. Quand elle ne devient pas l'école du crime organisé et subventionné, autre mise en scène de l'impuissance à maitriser la vie telle qu'elle est.

Ce livre, puissant et sombre, me conduit à une remarque. Il montre l'usage pervers que font souvent les hommes lorsqu'ils disposent d'une parcelle de pouvoir. Qu'ils en disposent par leur élection, leur richesse, leur talent, leur emploi, il devient, sans institution, un pouvoir personnel qui tend vers l'absolu. Ce n'est plus une société que nous avons alors devant nous, mais une somme grouillante d'intérêts en conflit où tous les moyens, y compris l'intimidation par la violence, sont au service de chacun. Sans institution pour transformer ces désirs privés en intérêt général, un pays est une jungle. Un livre remarquable, "Un siècle pour rien", dénonçait déjà cette incapacité du monde arabe à bâtir des institutions viables. Ce livre en est une illustration pleine d'humanité, mais tragique.. Ceux qui d'entre nous ont pu approcher en France des hommes disposant de pouvoir, savent à quel point leur ambition, leur désir est sans limites, hommes qui, sans le bâton des institutions (fiscale, pénale, médiatique ...) au dessus de leur tête se conduiraient comme des criminels
. Ni l'éducation, ni la morale ne me semblent aux commandes. Lisez entre les lignes de ceux qui donnent en exemple leur force morale : combien y vêtirent leur échec d'une belle parure ! Le miracle d'une société qui réussit est justement de savoir prendre les hommes pour ce qu'ils sont et de réussir à transformer leur passion privée en intérêt général. Le monde occidental l'aurait presque réussi s'il ne s'était pas suicidé dans les guerres mondiales.

Autre remarque. On ne dira jamais assez combien la prospérité économique est le fondement de toute société. Sans elle rien n'est possible, aucun espoir ne peut être formulé ici bas. Bien entendu il reste l'au-delà ... dont le moins que l'on puisse dire en lisant ce livre est qu'il ne conduit pas ceux qui y croient à devenir fréquentables.

Ce livre ajoute à un sujet de fond, une écriture et un style qui en font une oeuvre remarquable.


Editions Actes Sud Babel (2006) - 325 pages