Est-ce la réalité ou son souvenir que l'on fuit et même que l'on combat ? Et la vie serait-elle possible sans cela, au risque que l'ablation de ce souvenir installe le néant, comme le suggèrent les dernières pages du livre ?
C'est le sujet de ce conte, qui se déroule dans un lieu retiré, isolé même, et au sein d'une communauté fermée, dont les conditions d'existence sont plutôt rudes. Sa loi est celle qu'elle se donne. Le monde est loin et c'est ici et maintenant qu'elle doit assurer sa survie. Pas d'état d'âme à avoir : prendre ce qui semble bon, rejeter ce qui entrave.
Alors, pas de temps à perdre avec une vérité qui pourrait déranger, un souvenir qui pourrait nuire à l'accomplissement de la tâche quotidienne. Pas de pitié non plus pour ceux qui pourraient maintenir vivants de tels souvenirs ou révéler (comme l'Anderer par ses dessins) de telles vérités. Le communisme aura dressé cela en dogme au 20 ème siècle ...
Pas de pitié non plus pour les étrangers, au sens le plus large, qui par leurs moeurs, leurs costumes, leurs questions, pourraient ébranler la stabilité de la communauté.
Il faut, pour vivre simplement au sein de cette communauté totalitaire, oublier, rejeter, nier. N'est-ce pas d'ailleurs ce qu'à notre échelle nous faisons tous en partie ? Si le remord, le chagrin, l'angoisse étaient éternels nous irions droit au suicide. Vieux problème...
Mais ces faits dérangeants, cette réalité que certains veulent annihiler, d'autres, sans doute moins sûrs d'eux-mêmes, veulent au contraire la retenir, la disséquer pour la percevoir et peut-être la comprendre et éviter à d'autres des erreurs déjà commises ou l'oubli des hommes justes. Ont-ils raison ? Certains en deviendront meilleurs ; d'autres y trouveront une justification historique à leur besoin de turpitude. Non, il n'y a pas à cette question de bonne réponse. Les hommes ne sont pas égaux et le devoir "de mémoire'' peut être la porte de l'enfer.
Mais heureusement, peut-être, le monde est-il plein de ces failles que les vérités collectives ne comblent pas. La faiblesse, l'innocence, l'amour, ou la beauté d'une rivière qui bruit, par exemple. Et le livre les laisse souvent s'ouvrir et exhaler leur souffle frais et revigorant. Quitte à ce que la fuite soit le dernier refuge devant l'injustice, le chagrin ou la menace.
Ce conte noir, plein de symboles et parfois de manichéisme serait-il une leçon de tolérance ? Je ne le pense pas, car il ne juge pas, ne classe pas. Je le vois plus comme une invitation au réalisme, à un rappel que toutes les diversités humaines ne sont pas compatibles, ni réductibles à une seule ligne, à un "axe du bien" !
Il nous dit aussi qu'au fond de nous mille choses ne doivent pas être sollicitées sans risque. Nous sommes à la fois des "Chiens Brodeck'' et des voyeurs. Jouir et souffrir est indissociable de faire jour et faire souffrir. Tout est dans la mesure.
Un petit reproche : le modèle nazi est encore une fois sollicité pour être le référentiel du mal. N'est-ce pas un peu opportuniste ?
Un excellent livre néanmoins, bien écrit et convaincant.
Editions Stock (2007) - 401 pages