enzensberger hammerstein
 
Si l'histoire de l'Allemagne du 20e siècle a été un concentré de l'histoire du monde, celle de la famille du Général Baron Kurt von Hammerstein est un concentré de celle de l'Allemagne, avec ses rêves, ses contradictions et ses paradoxes. Ce roman historique nous plonge dans les méandres de l'histoire de sa famille, représentation vivante de cette époque aux bouleversements dramatiques. Un livre précieux pour se représenter ce qu'a été la république de Weimar et la montée de la peste qui allait faire de l'Allemagne un champ de ruines en 1945.
 
Au contraire de nombreux historiens qui montrent le rôle de la crise de 1929, ce qu'il ne conteste d'ailleurs pas, HME met en lumière la totale immaturité républicaine de l'Allemagne après la défaite de 1919. Les institutions (ce qui à mes yeux est la signature d'une démocratie) n'étaient pas en place et donc leurs embryons étaient sans pouvoir. Alors, la nature ayant horreur du vide, les anciennes valeurs, les grands corps d'Etat qui les incarnaient et les hommes qui en étaient issus remplissaient ce vide. Aucune patience n’existait qui aurait permis à l'équilibre des forces démocratiques de s'établir à son rythme. Aucun parti, cet ingrédient irremplaçable de la démocratie, n'avait la maturité voulue ni le temps de former les nouveaux dirigeants à cette discipline de l'équilibre. Deux tentations, aidées par la crise, se sont fait jour pour s'y substituer du type "Y a qu'à", qui ont déchiré l'Allemagne entre deux illusions meurtrières.
 
La première a été le nazisme, populisme social et national qui répondait à l'apparente impuissance démocratique : l'Etat peut et doit tout, il sait tout, ses lois sont paroles révélées et le chef est d'essence transcendante et ne peut pas être contesté. Il n'y a pas d'erreur, il n'y a que des fautes et ceux qui les commettent n'appartiennent plus à la société. Tout cela au nom d'une idéologie de la race, bien connue. La famille Hammerstein, non seulement ne l'a jamais accepté, mais a plus ou moins directement fait le choix de la résistance. Son existence, décrite parfois au jour le jour par ce roman, témoigne de ce que de tels choix entraînent.
 
L'autre a été le communisme dont le fonctionnement populiste est cousin germain de celui du nazisme, camps de concentration compris et dont l'idéologie de la déification du prolétaire est aussi parfaitement connue. Ce semblant d'équité et de rationalisation de la vie sociale avait incontestablement de l'attrait et la Russie aidait massivement cette branche souterraine de l'Allemagne. Les enfants Hammerstein, séduits, montrent ici à travers leur vie marginale à la limite de la clandestinité, à quel point la guerre civile était alors proche. Le ralliement massif de la population allemande, y compris communiste, à Hitler montre d'ailleurs bien la proximité, ce qu'il est de bon ton de contester, de ces deux solutions antidémocratiques.
 
Mais le livre montre aussi qu'une mince couche de la population allemande n'acceptait pas l'enfermement de ce choix. On admire le courage qu'il fallait alors face à la dévalorisation de l'homme que le nazisme pratiquait (comme le communisme ailleurs). Le personnage de Kurt von Hammerstein est à cet égard exemplaire, en affirmant sans ambiguïté ni provocation sa position et en se retirant, jeune encore, du commandement militaire. On perçoit aussi sa rage de voir son pays livré aux loups (il avait une juste vision du futur), son désespoir de voir que le corps du haut commandement était peu à peu décimé et remplacé par la voyoucratie hitlérienne. Peut-être aussi sa tristesse, bien qu'il soit volontairement muet sur leurs choix, de voir certains de ses enfants embrasser la marionnette communiste. Un admirable respect de la liberté des hommes, fussent-ils ses enfants ! Il lui restait à cultiver son jardin...
 
Le livre est très bien écrit et sa diversité foisonnante ne laisse pas place à l'ennui ! Ce n'est en rien une analyse, mais des tranches de vie dans un contexte explosif. Récits , dialogues, interviews imaginaires assurent la densité du récit. L'auteur ne prétend pas faire œuvre d'historien, mais il est incontestable que les faits sont documentés. Et le baron Kurt von Hammerstein nous rappelle que sous les cendres, il y a souvent les braises qui rendront vie au foyer.
 
Folio5317, 422 pages