redeker progres

 

Ce livre, court mais dense, dresse à la fois le constat de notre illusion d'atteindre un âge d'or promis depuis le 19ème siècle, mais aussi le schéma qui nous a conduits à cette impasse et nous laisse aux prises avec un monde dont les fins se sont évanouies.Nous émergeons en effet d'une époque qui, depuis Descartes, a cru pouvoir promettre à l'homme un bonheur terrestre à portée de sa volonté et de ses forces.Une sorte de religion du " Progrès'' s'est instituée donnant à l'Histoire une puissance mythique pour l'accomplir. Elle a remplacé l'espérance d'une rédemption des âmes par l'espoir du bonheur sur terre. Mais au passage, cette espérance individuelle de béatitude est devenue un espoir collectif, voire collectiviste. Les "hommes nouveaux'' n'ont pas manqué...

 

Or ces espoirs ont été déçus, les promesses n'ont pas été tenues, en dépit de succès ponctuels. Les effroyables errances des communismes et des national-socialismes ont désespéré tous ceux qui les avaient adorés. Il ne reste qu'un siècle de violences qui, même privé aujourd'hui de ses finalités, perdure dans nos comportements : combat, lutte, concurrence, restent les termes de notre vie quotidienne et de notre pensée.

Les conséquences de ces désillusions du progrès sont sévères pour notre génération : que reste-t-il en effet quand les finalités s'évanouissent ?

Outre la brutalité de notre civilisation déjà mentionnée, c'est un repli vers la satisfaction des désirs du moi qui domine. Pas de futur ? Alors tout, tout de suite. Moi, mon corps, ma vie, ma santé, voila la nouvelle finalité dégradée qui conduit la politique à devenir un simple service social élargi. Seule l' existence biologique compte : écologie, principe de précaution, frayeurs insensées de germes etc... Dans cet esprit, ce qui relevait naturellement de la sphère privée entre dans la sphère publique, qui s'y disperse et peut-être s'y épuise. L'humanitaire est la caricature de cet état de fait : sauver pour sauver...

En résumé, l'articulation de cet essai est en gros la suivante, pour le monde occidental :

- Jusqu'au 18ème siècle, la finalité humaine était l'espérance de béatitude, finalité théologique.
- La cassure est Descartes qui considère le destin de l'homme initié par dieu, mais que l'homme doit compléter par son action et sa volonté. Il réhabilite ainsi une liberté responsable dont l'accomplissement est le Progrès.
- Au 19 et 20ème siècle, et suite à l'affaiblissement de l'espérance de béatitude, remplacée par l'espoir d'un âge d'or, l'homme croit pouvoir conduire son destin . C'est l'âge de la finalité humaine.
- A la fin du 20 ème siècle, nouvelle cassure décrite ci-dessus. L'espoir de l'âge d'or disparaît ; il n'y a plus de finalité perceptible. La vie biologique et la satisfaction de l'instant sont les seules valeurs restantes.
- L'histoire, considérée jusqu'ici comme un fleuve qui porte le Progrès s'enlise et choit de son piédestal philosophique, privée de son "Opium '' le Progrès.

Que reste-t-il alors ? Une amélioration toujours possible de notre savoir, de notre condition. Mais nul n'oserait tenter de définir la finalité qui doit se substituer à ce progrès désacralisé. Le doute règne et avec lui une angoisse du futur.

Quelque pessimiste et même parfois oppressante qu'elle soit, cette analyse touche juste et fournit un éclairage cru mais salutaire de notre situation. J'aurais, pour ma part, aimé plus de lumière sur un point qui me parait une séquelle de l'ère du progrès, à savoir la confusion entre la sphère publique et la sphère privée et la substitution qui en résulte des valeurs publiques par les valeurs privées, idée déjà abordée par Hannah Arendt dans "Condition de l'homme moderne". On peut aussi souffrir à sa lecture de l'absence de perspective qu'offre cette réflexion. Car qui, si ce n'est la pensée philosophique, saura proposer des issues ?

Mais le plus redoutable me semble être le fait que l'homme ne restera pas sans finalité. Les dieux et le progrès étant morts, qu'inventera-t-il ? Sera-t-il sage ou fou ? Nous laissons à nos enfants un monde difficile.

 

Editions Pleins Feux (2004) - 94 pages