meg saint marceaux
 
 
Ce journal est une merveille, écrit sans souci de romancer. Il l'est à la fois par ce qu'on y apprend sur l'époque (1894-1927) , mais aussi par l'émotion que son auteur nous fait éprouver en nous laissant partager le fil de sa vie, de ses bonheurs, de ses peines et de ses ambitions. Et, pour ceux pour qui la musique a de l'importance, qu'ils sachent que dans son salon eut lieu la première audition de Pelléas et Mélisande, comme ce fut le cas pour une cinquantaine d'autres ! Marguerite de Saint-Marceaux (Meg) jouait à 4 mains avec Debussy et interprétait des mélodies, accompagnée au piano par Fauré ! Son intelligence, son don musical et sa fortune ont fait de ce salon, qui se tenait en saison chaque vendredi, un lieu privilégié d'épanouissement de la musique romantique en transition. Notre chance est que Meg en ait fait un récit détaillé, en mots vivants et sans apprêt.
 
Évacuons d'abord un point gênant. On a un peu oublié l'antisémitisme intellectuel et institutionnel de cette époque et le fait que sa manifestation publique était une marque de bonne santé politique dans ce climat nationaliste. Meg n'échappe pas à cette maladie et son journal va en porter parfois la trace, en particulier au moment de l'"Affaire Dreyfus". Au fil du temps cette phobie se fera de moins en moins vive et ses remarques en passant se feront discrètes. Qu'il est donc difficile d'échapper à son temps et à ses préjugés, quelle que soit la qualité de son esprit...
 
De même, sa fortune ajoutée à celle de son mari, l'une et l'autre héritées de parents industriels, va conférer au couple Saint-Marceaux une aisance bourgeoise considérable et une liberté économique totale de leurs actes. L'ambition artistique de René n'a aucune limite de ressources, ce qui ne manquera pas de lui être reproché... par ceux qui n'en bénéficient pas. Mais cela, en revanche, imprimera à leur style de vie et à leur jugement une solide carapace conservatrice. Pouvait-il en être autrement ? Au moins, l'usage fait de cette rente aura-t-il conduit à la fois à ce foyer musical, source d'épanouissement et de notoriété pour les compositeurs majeurs de ce temps et aussi à l'oeuvre, un peu oubliée, de René.
 
Signalons aussi que le premier mari de Meg, Eugène Baugnies, mort jeune, était peintre et que son second mari, René de Saint-Marceaux, était un sculpteur qui faisait de l'ombre à Rodin. Peintres et sculpteurs vont donc croiser l’existence de Meg, qui ne manquera aucun salon, aucune exposition. Son goût, cependant lui fera rejeter l'évolution exceptionnelle des arts plastiques du début du 20e siècle. Elle n'y montrera pas les mêmes talents d'anticipation qu'elle aura eus pour la musique.
 
C'est en effet la musique qui est son domaine. Ancienne élève appréciée du Conservatoire, elle avait un niveau de piano, de chant et d'harmonie proche du niveau professionnel. Mais à cette époque il aurait été incongru qu'une femme prétende devenir professionnelle ! Son salon du vendredi et sa pratique amateur de haut niveau seront sa compensation. Avec son talent et son travail, elle s'est formé un jugement très sûr de la qualité des œuvres et des interprètes. Elle ne se gêne pas pour l'exprimer, parfois cruellement et toujours assez péremptoirement, dans son journal. Celui-ci est passionnant de ce fait et donne envie de réécouter ces œuvres vocales ou instrumentales, quand elles sont enregistrées, ce qui semble d'ailleurs de plus en plus fréquent. Serait-ce le successeur de la mine baroque qui se tarit ? Le journal ne nous parle pas seulement des œuvres, mais aussi des hommes qui les composent ou les interprètent. Une porte importante pour mieux les découvrir. Et Meg les fait parfois descendre de l'Olympe en un procès rapide !
 
Elle fera toujours une distinction, que ce soit pour la création ou l'exécution, entre la capacité professionnelle, technique, du musicien et ce qu'elle appelle "la musique". Bien sûr, elle ne définit pas ce qu'elle entend par là, mais la pratique de l'écoute (ou de la lecture) musicale rend cela assez clair, même si le concept reste discutable. Elle se garde bien aussi de confondre le charme d'une pièce et son contenu musical ! Reynaldo Hahn, par exemple en fera les frais... Alors, d'accord ou pas, la fréquentation de ce journal d'une immense richesse sur la vie musicale du début du 20e siècle et à son contexte est à recommander sans réserve.
 
Meg apparaît dans son journal comme quelqu'un d'affirmatif, sûre d'elle et déterminée. La simple organisation de son agenda trépidant, de ses vendredis, de ses dîners, de ses jours de réception et de ses réunions familiales suppose une tête bien faite et en ordre. La qualité de ses réflexions, souvent pleines de bon sens confirme cela, que celles-ci portent sur la musique, les ambitions sociales de son cercle amical, mais aussi sur la vie politique et sociale de son siècle tourmenté. Elle est bien consciente de ses privilèges et sait qu'ils sont fragiles. Elle a également un sens social qui surprend, vu sa condition, quand elle écrit, par exemple : " Est-il possible d'améliorer le sort de l'humanité ? Si oui, si les révolutionnaires le croient, c'est avec eux qu'il faudrait marcher..." ou bien " le peuple connaît maintenant sa force et s'en servira". Elle manifestera aussi son penchant pour les honneurs dus aux artistes qu'elle apprécie et qu'elle souhaite voir reconnus par la collectivité.
 
Et puis, elle nous parle un peu d'elle. Assez peu d'ailleurs, pleine de réserve et refusant de laisser son émotion percer, ce qu'elle aurait jugé indigne de son rang. Elle est factuelle quand elle souffre de la vanité des choses, quand elle nous parle du vide qu'a laissé en elle René, mort en 1915 et à qui elle survivra 15 ans, ou quand elle s'exprime sur les comportements de ses enfants qui parfois la blessent. Que serait-elle devenue sans le secours de la musique lors des crises dépressives qui l'éteignent parfois ? Et sans la vie étourdissante qui fut la sienne ?
 
Un livre passionnant, dont cette fiche ne donne qu'un rapide aperçu, tant il est riche et surtout tant il nous est proche. Si vous avez le moindre intérêt pour la musique, plongez-vous dans ces 1500 pages denses. Vous ne pourrez pas les lâcher.
 
 Fayard (2007) - 1480 pages