jullien ombreDu mal au négatif
 
Ce livre est un traité de philosophie, plutôt facile à lire, mais nécessitant quand même une attention soutenue, un crayon et un bloc de papier pour noter le cheminement de l'auteur. Faut-il faire cet effort ? J'ai une faiblesse certaine pour les textes qui m'aident à construire ma représentation du monde. Celui-ci en est un, non qu'il donne le mode d'emploi du bien et du mal, mais plutôt parce qu'il fournit quelques références supplémentaires dans ce cheminement personnel jamais terminé vers une vie "sage". Ce n'est pas un traité théorique abstrait mais l'effort d'un penseur qui connaît bien l'Asie pour comprendre d'une part la place du "mal" dans notre civilisation et dans la civilisation chinoise et d'autre part pour tirer de cette comparaison des voies éthiques nouvelles applicables à notre monde occidental.

Il est évidemment un peu présomptueux de proposer en quelques lignes un résumé d'une pensée difficile. Quelques jalons peuvent quand même aider le lecteur de bonne foi.

FJ oppose toujours deux axes de pensée. Celui d'abord où l'homme, sujet agissant, doit gagner son salut en choisissant par ses actes entre deux pôles en conflit, le bien et mal qui lui sont donnés et surtout qui sont stables. C'est le domaine bien connu de l'occident et de ses religions dont peut-être la trame des grands récits comme la bible est avant tout de justifier dieu d'avoir créé le mal. Nous sommes totalement imprégnés de cette vision, de cette voie du "salut", qui n'est guère autre chose qu'un permis de conduire, de se conduire. Nous en sommes tellement imprégnés que nous avons du mal à comprendre qu'une autre voie puisse exister.

C'est pourtant le cas et c'est tout le mérite de ce livre de nous inviter à pénétrer dans ce second axe de pensée par le chemin de la Chine. Pour faire bref on peut résumer cette voie en disant qu'elle cesse de donner au mal comme au bien une existence propre mais qu'elle insiste sur leurs aspects complémentaires, intriqués, où l'un n'existe pas sans l'autre. C'est le jeu de ce positif et de ce négatif qui met en mouvement le monde, comme l'ombre et la lumière se révèlent l'un l'autre. Seul peut être qualifié de mal le négatif qui ne contribue pas à ce mouvement ou qui même le fige, le paralyse ou l'enferme dans une voie unique. Un excès de vertu peut être aussi pernicieux qu'un excès de vice, en ce qu'ils obscurcissent la capacité de la conscience à percevoir le mouvement du monde, ou pire, qu'ils l'enferment dans des règles bonnes ou mauvaises qui l'empêchent de trouver sa régulation. Ceux qui connaissent un peu l'Asie retrouveront là cette réaction bien asiatique qu'un contrat, même excellent, n'a pas de valeur stable dans un monde qui change. Rien ne nous met plus en rage, nous occidentaux, la première fois que, sans préparation, nous sommes face à ces comportements.

FJ qualifie ce second axe de "sagesse", et le rapproche sans le confondre avec le stoïcisme. Il aide ainsi à faire face à une certaine déshérence de la morale traditionnelle où bien et mal relevaient de catalogues transcendants établis par les dieux. Faire aujourd'hui, en l'absence de ces catalogues, le tri redevient une affaire privée, c'est à dire une sorte de retour à l'instinct, à la sauvagerie parfois, au désarroi souvent. Mais cette distinction est-elle encore juste ou même souhaitable dans une forme aussi tranchée ? Hegel avait perçu la complémentarité des contraires dans le processus du monde tel qu'il est, ce qu'il appelle la dialectique. Il avait hélas remplacé dieu par l'histoire et ce fut pire. Dans le travail de reconstruction qui nous attend pour rendre opérationnelle une morale de remplacement plus acceptable, indispensable à l'homme en société, ce livre est une contribution positive. Il esquisse dans son dernier chapitre une piste pratique. Difficile. La route sera longue.
 
Editions Seuil (2004) - 187 pages