Ce livre est un monument, écrit entre 1920 et 1930, dont la lecture suppose le goût des idées, le calme et une certaine maturité pour assurer au lecteur des références personnelles, sans lesquelles il ne verra là que longues, très longues digressions intellectuelles. 835 pages doivent se mériter ; c'est, je pense, le cas.
La forme, d'abord. 123 chapitres de quelques pages, assez brefs, ce qui donne un peu d'air à la lecture. Chaque chapitre est une réflexion, un jeu d'idées, parfois un duel, où tout essaie d'être dit. Conclure ? Proposer une action ? Non. Echanger sur tout et parfois presque rien, des points de vue, des opinions. Soyons réalistes ; ce jeu peut lasser celui qui n'entre pas dans cette joute des mots, bien intellectuelle parfois.
Le cadre est une immense absence d'intrigue. La non-action se déroule en Autriche-Hongrie royale et impériale (königlich und kaiserlich, la "cacanie") de 1913, qui vit sans le savoir ses dernières années, au coeur du tourbillon destructeur de l'"Apocalypse joyeuse". Il s'agit de fêter la 70 ème année de règne de l'empereur François-Joseph et, à cette occasion, de faire briller l'empire dans le monde. Un comité est formé au plus haut niveau de l'état, dirigé par notre antihéros, Ulrich. Ce comité va provoquer, recueillir, disséquer, faire circuler des idées propres à remplir l'objectif. La guerre y mettra un terme sans que quoi que ce soit n'ait jamais émergé de ce brassage stérile d'intelligence.
Est-ce à dire que Musil nous invite à nous indigner de cette impuissance de l'esprit ? Je ne le ressens pas ainsi. Il n'y a jamais dans ses propos de condamnation, de revendication. Il ne nous parle pas de "l'Autriche qui tombe", ni de l'incompétence du vieil empereur ou de son entourage. Il constate, stoïque, la fin d'un monde qui fut brièvement, à la fin du 19éme siècle, le plus étincelant dont on puisse rêver que ce soit dans le domaine des arts, du savoir, de la douceur de vivre. Il vient de subir cet écroulement et il en souffre.
Un tel monument littéraire ne se serait pas bâti sans que l'auteur veuille nous faire partager quelque chose qu'il juge essentiel, au delà du plaisir, pour lui d'écrire et pour nous de le lire. Il y a, je crois, trois idées qui se complètent qu'il nous propose ici.
La première est que le monde réel, la vie, est une sorte de jeu, toujours le même, où réussir c'est mettre dans chaque case la pièce qui convient. Un triangle dans un triangle, un carré dans un carré etc. Encore faut-il savoir lire la forme des cases à remplir, les attentes de la société, et y disposer les pièces convenables (s'engager dans l'action), si tant est qu'on les a ! Ce sont nos "qualités". Mais si nous réussissons à ce jeu, nous ne sommes plus que la somme de nos qualités utiles, banales, communes, presque triviales.
La seconde est que, en effet, vouloir rester nous mêmes, ne pas se faire enfermer dans ces "qualités", n'est pas un art évident. Celui qui, de peur d'y rester piégé, veut, comme Ulrich, rester "sans qualités" risque fort la stérilité. Son esprit reste libre, capable d'analyse, mais de cela seulement.
Car, et c'est la dernière idée, Musil nous dit que l'esprit rationnel n'est pas le moteur du monde. Il nous dit que les pensées, une fois émises ne peuvent pas rester debout, comme à la parade sans s'investir dans l'action. Il nous dit aussi que l'action n'est jamais conduite par les idées seulement : "tout ce qu'il y a de décisif dans la vie se produit au delà de l'intelligence rationnelle". Il dit enfin le vide qu'il éprouve dans le monde réel lorsqu'il se repose trop sur la pensée : "dans un monde mal organisé, je n'ai nul besoin d'agir selon ce qui me parait juste ; mais je vous avouerai franchement que je ne sais ce qu'il me faudrait faire". Qui connaît un monde bien organisé ? Mao ? Staline, Hitler ? Dans cette angoisse reconnaissons que chacun peut retrouver là ses propres interrogations sur le pouvoir pratique de l'intelligence et sur sa capacité rédemptrice. Le socialisme "scientifique" n'est pas pour demain...
Mais n'oublions pas de savourer les longues méditations de Musil sur toutes les facettes de la vie, la sienne, la nôtre. Un tel journal intime rappelle parfois Montaigne, la tourmente en plus, l'espoir stoïque en moins. Un roman de l'impuissance ? Une oeuvre sensible, inquiète et désenchantée.
La forme, d'abord. 123 chapitres de quelques pages, assez brefs, ce qui donne un peu d'air à la lecture. Chaque chapitre est une réflexion, un jeu d'idées, parfois un duel, où tout essaie d'être dit. Conclure ? Proposer une action ? Non. Echanger sur tout et parfois presque rien, des points de vue, des opinions. Soyons réalistes ; ce jeu peut lasser celui qui n'entre pas dans cette joute des mots, bien intellectuelle parfois.
Le cadre est une immense absence d'intrigue. La non-action se déroule en Autriche-Hongrie royale et impériale (königlich und kaiserlich, la "cacanie") de 1913, qui vit sans le savoir ses dernières années, au coeur du tourbillon destructeur de l'"Apocalypse joyeuse". Il s'agit de fêter la 70 ème année de règne de l'empereur François-Joseph et, à cette occasion, de faire briller l'empire dans le monde. Un comité est formé au plus haut niveau de l'état, dirigé par notre antihéros, Ulrich. Ce comité va provoquer, recueillir, disséquer, faire circuler des idées propres à remplir l'objectif. La guerre y mettra un terme sans que quoi que ce soit n'ait jamais émergé de ce brassage stérile d'intelligence.
Est-ce à dire que Musil nous invite à nous indigner de cette impuissance de l'esprit ? Je ne le ressens pas ainsi. Il n'y a jamais dans ses propos de condamnation, de revendication. Il ne nous parle pas de "l'Autriche qui tombe", ni de l'incompétence du vieil empereur ou de son entourage. Il constate, stoïque, la fin d'un monde qui fut brièvement, à la fin du 19éme siècle, le plus étincelant dont on puisse rêver que ce soit dans le domaine des arts, du savoir, de la douceur de vivre. Il vient de subir cet écroulement et il en souffre.
Un tel monument littéraire ne se serait pas bâti sans que l'auteur veuille nous faire partager quelque chose qu'il juge essentiel, au delà du plaisir, pour lui d'écrire et pour nous de le lire. Il y a, je crois, trois idées qui se complètent qu'il nous propose ici.
La première est que le monde réel, la vie, est une sorte de jeu, toujours le même, où réussir c'est mettre dans chaque case la pièce qui convient. Un triangle dans un triangle, un carré dans un carré etc. Encore faut-il savoir lire la forme des cases à remplir, les attentes de la société, et y disposer les pièces convenables (s'engager dans l'action), si tant est qu'on les a ! Ce sont nos "qualités". Mais si nous réussissons à ce jeu, nous ne sommes plus que la somme de nos qualités utiles, banales, communes, presque triviales.
La seconde est que, en effet, vouloir rester nous mêmes, ne pas se faire enfermer dans ces "qualités", n'est pas un art évident. Celui qui, de peur d'y rester piégé, veut, comme Ulrich, rester "sans qualités" risque fort la stérilité. Son esprit reste libre, capable d'analyse, mais de cela seulement.
Car, et c'est la dernière idée, Musil nous dit que l'esprit rationnel n'est pas le moteur du monde. Il nous dit que les pensées, une fois émises ne peuvent pas rester debout, comme à la parade sans s'investir dans l'action. Il nous dit aussi que l'action n'est jamais conduite par les idées seulement : "tout ce qu'il y a de décisif dans la vie se produit au delà de l'intelligence rationnelle". Il dit enfin le vide qu'il éprouve dans le monde réel lorsqu'il se repose trop sur la pensée : "dans un monde mal organisé, je n'ai nul besoin d'agir selon ce qui me parait juste ; mais je vous avouerai franchement que je ne sais ce qu'il me faudrait faire". Qui connaît un monde bien organisé ? Mao ? Staline, Hitler ? Dans cette angoisse reconnaissons que chacun peut retrouver là ses propres interrogations sur le pouvoir pratique de l'intelligence et sur sa capacité rédemptrice. Le socialisme "scientifique" n'est pas pour demain...
Mais n'oublions pas de savourer les longues méditations de Musil sur toutes les facettes de la vie, la sienne, la nôtre. Un tel journal intime rappelle parfois Montaigne, la tourmente en plus, l'espoir stoïque en moins. Un roman de l'impuissance ? Une oeuvre sensible, inquiète et désenchantée.
Editions Points P3 (1956) - 835 pages