Il y a deux récits entrelacés dans ce témoignage terrible d'un crime impuni. Le premier est celui des circonstances qui l'ont permis. L'autre est le drame des personnes concernées qui l'ont maintenu caché longtemps, essayant d'éviter le pire, sans succès. Le premier est glaçant, qui relate les méfaits d'une l'idéologie perverse de la "liberté", faisant en fin de compte d'un adolescent le jouet sexuel "consentant" d'un adulte. L'autre est celui de la souffrance que répandra ce crime, mais aussi celui du destin en impasse où se sont trouvées les victimes de cette idéologie destructrice. Un grand livre qui parle autant au cœur qu'à la raison d'un drame souvent caché et des illusions d'une époque.
Les années post-68 ont répandu l'idée que la liberté individuelle pouvait devenir le moteur d'un nouveau monde. Rejet des règles, en particulier de celles héritées de la tradition et des conventions sociales, en faveur de la promotion des choix individuels "libres" en toutes circonstances. Le roman décrit comment une gauche politique, sans doute en mal d'idées, en a fait son oriflamme. Cette partie du livre est extraordinaire, écrite par Camille, la fille de Bernard Kouchner et d'Évelyne Pisier. Elle sera témoin, mais aussi victime. Au passage, notons le paradoxe d'un parti qui se dit social, mais qui fonde ses modes de pensée sur un individualisme poussé à l'extrême !
Le problème est que l'exercice d'une liberté sans garde-fous conduit vite à une vie guidée par des caprices et à la recherche du plaisir individuel. En particulier, l'éducation des enfants doit alors se réduire à leur expérience vécue, sans principes autres que leur ressenti. Le roman montre bien le désarroi et la terrible solitude de ces enfants, en fait livrés à eux-mêmes pour se construire une règle de vie qui ne leur a pas été transmise. Alors, en l'absence de telles règles qui auraient pu les alerter, ils se livrent, comme ici, à celui qui sait les charmer sans imaginer que le mal et la souffrance peuvent rôder. Le frère jumeau de l'écrivain sera victime d'un beau-père, qui en fera son jouet.
Camille, 14 ans, n'a pas de secrets avec ce jumeau. Très vite, elle sait tout. Que doit-elle faire alors ? Ce qui arrive est-il acceptable ? Qui peut l'aider ? Sa mère qu'elle adore, mais qu'elle craint de briser avec une telle révélation et dont la lucidité n'est pas le principal atout ? Ce sera la trame du déchirement qu'elle et son jumeau vont vivre et qui mettra un temps infini avant l'inévitable révélation. Trop tard, d'ailleurs pour que la justice puisse agir. Probablement, leur intelligence et leur travail scolaire ont en partie sauvé leur avenir, mais le ton du livre ne laisse pas de doute sur l'intensité de leur épreuve qui laissera en eux une marque indélébile.
Le roman met en scène un nombre considérable de personnages plus ou moins frappés par cette idéologie toxique dont, hélas à mon avis, les racines sont encore vivaces dans tout ce qui concerne l'éducation. Or, ce roman, qui est en fait un témoignage, montre les évolutions pitoyables de nombre d'entre eux. Suicides, solitude, fins de vie en déshérence, etc. L'illusion se révèle par les dégâts constatés et ce livre nous en fait sentir la vanité dangereuse. Quel gâchis ! Et quel courage il fallait à Camille Kouchner pour l'écrire ! On sort marqué par un tel récit qui, avec simplicité, dit ce qui n'aurait jamais dû se produire.
Seuil (2021), 191 pages