kleist kohlhaasKleist (1777 - 1811) a écrit ici un roman à plusieurs niveaux de lecture. Son style rapide, direct, parfois haletant, nous invite à suivre d'abord l'histoire d'une vengeance. Un homme paisible et heureux subit une injustice qui le blesse profondément. Pris d'une folie justicière, il sème la terreur chez ceux qui l'ont offensé, mais aussi chez tous ceux qui se trouvent sur son passage.

Ces actes vengeurs, qu'il devra d'ailleurs répéter, ne l'apaisent pas. Le récit suggère alors une seconde lecture : la vengeance n'est pas la justice. Elle est un cri d'appel vers cette justice. Ce que Michel Kohlhaas espère, attend, c'est qu'elle lui soit rendue, même symboliquement. Il sait d'ailleurs que ses propres actes sont injustes et que si justice il y a, quelque part, il aura à rendre compte. Il accepte cela paisiblement, comme la fin du récit le montrera.

La troisième lecture me semble être celle d'une proposition tragique, que nous soumet Kleist : dans le monde des hommes, il ne peut y avoir de justice qu'intimement mêlée aux autres passions et aux autres intérêts. Et que l'horreur de la vengeance devenue folle n'est peut-être qu'un moyen, le seul, pour rendre un équilibre à la balance de ces passions et de ces intérêts. Le dieu de la bible, cette invention des hommes, dit-il autre chose, lorsqu'il convoque l'apocalypse pour rendre, enfin, justice ? Qu'en avait-il besoin, lui qui peut tout ?

Cette proposition tragique est d'une actualité extrême. Car notre monde génère sans fin l'injustice, de la naissance à la mort. Et le savoir a donné aux hommes blessés des moyens inouïs d'attirer sur eux le regard des autres par des actes terribles qu'il faut aussi comprendre comme des appels au secours. Ils n'attendent rien de leur vengeance d'autre que ce qu'ils pensent être la justice qui leur est due. Il y a quelque chose de cela au Moyen-Orient actuel. Le bruit des armes, des représailles et des contre-représailles n'est que musique de fond d'un opéra à l'intrigue absconse que certains acteurs semblent ignorer. Pour combien de temps encore ?

Un excellent livre.
 
 
Editions GF - Flammarion (1992) - 190 pages dont 37 d'introduction.