Franz Marc (1880 - 1916) est un peintre allemand important, emporté par la guerre de 1914. Il fut un des fondateurs du mouvement "Der blaue Reiter" avec W. Kandinsky, et laisse à ceux qui le connaissent, la vision, entre autres, de ses chevaux peints en à plat ou cernés, si riches de vie.
Il fut mobilisé en 1914, et décida d'écrire chaque jour à son épouse, des courriers brefs où il aborde ce qui lui semble l'essentiel : son amour pour sa femme et la vie simple qu'il entend mener auprès d'elle, sa vocation de peintre, ses amis et la guerre dont il est autant spectateur qu'acteur. Et, ici ou là, se glissent des réflexions sur mille autres sujets, qui caractérisent les inquiétudes de l'époque plongées dans le drame de cette guerre.
L'Europe, d'abord, au détour d'une note sur l'art : "...Si nous voulons réellement avoir un art qui nous est propre, il faut respecter pleinement la science exacte européenne ; elle est le fondement de notre caractère européen". Aujourd'hui encore, n'est-il pas vain de définir notre identité européenne sur un christianisme moribond, alors que depuis deux siècles au moins notre identité s'est forgée sur l'esprit scientifique et la puissance qu'il confère, ce qui ne veut d'ailleurs pas dire la sagesse... Europe, civilisation de l'aspiration à la connaissance qui accepte l'épreuve de la contradiction, donc du doute et de l'expérience. Tout l'opposé des religions et de leurs ressassements de vieux dogmes stériles, mais inexpugnables, et qui ne caractérisent que l'espèce humaine en général dans ce qu'elle a encore de magique, mais en tous cas pas l'Europe.
La guerre ensuite : "Plutôt le sang qu'une éternelle tromperie ; la guerre est tout autant expiation que sacrifice volontaire auquel l'Europe s'est soumise pour mettre de l'ordre en elle même". Vieille illusion romantique du "feu" purificateur. Le malade en est presque mort... En Allemagne la seconde guerre aura les mêmes espoirs de rédemption ; et ce fut encore pire. Qu'il est difficile d'accepter le chemin humble et lent de la réforme, jour après jour, quand le rêve fou d'un homme nouveau, parfait et à portée de révolution, nous hante ! Et cependant, FM n'est pas un nationaliste : sa guerre est une médecine, dure, et qui chez lui entraîne de la compassion pour ses compatriotes comme pour ses ennemis.
Mais surtout, il écrit "Cela n'a quasiment aucun sens de vouloir attribuer la responsabilité de cet enfer aux quelques hommes qui gouvernent. Chaque individu est aussi coupable qu'eux". Belle leçon de démocratie et aussi d'humanité, car qu'est-ce qu'être humain sinon se sentir responsable ?
Sur l'art il dit aussi "Il n'y a pas de musique sans texte, le plus souvent, il reste seulement inexprimé... De la même façon, il n'y a pas de tableaux abstraits sans objet ; il se trouve toujours à l'intérieur..." Vieux débat, où la position d'un artiste tel que Marc a sa valeur. Il ajoute "On ne doit pas chercher la nouvelle peinture dans les expositions, mais bien plutôt dans la rue, dans la vie et dans la nuit".
Si j'ai du mal à le suivre sur sa vision de la guerre, j'en ai encore plus sur sa vision de l'économie, qu'en bon chrétien il méprise et même hait. "Que les hommes meurent sur les champs de bataille ou à cause de l'air confiné et du travail dans les mines ne fait pas de différence essentielle..." Si, il y en a une : les conditions du travail se sont considérablement améliorées et celles de la guerre détériorées. C'est d'une puérilité irresponsable dont fait preuve l'enfant gâté européen en crachant dans la soupe de la prospérité, un peu comme le font aujourd'hui les "écologistes". C'est surtout le refuge dans une idéologie lénifiante en alternative à la réflexion.
La science, enfin "La science exacte n'est également rien de plus qu'un mode de pensée européen évolué et très subtil, rien d'autre qu'une manière de voir". Cette pensée épistémologique n'a rien perdu de son actualité : rien n'existe que la représentation que nous avons : 1+1 ne fait 2 que pour l'homme et pour lui seul. Il n'y a là aucune "vérité".
Mais surtout, ce livre est le récit au jour le jour d'un soldat du front, qui même protégé par son âge et son rang d'officier meurt par surprise devant Verdun. La simplicité du ton, l'absence de haine, l'étonnement quotidien et son amour intelligent et sensible de la nature nous émeuvent encore. Un très beau livre, bien peu connu.
Éditions fourbis - collection S. H. 1996