Les deux auteurs viennent de produire là un document remarquable sur un sujet plus difficile qu'il n'en a l'air. Elles savent surtout conserver leur sérénité là où la passion est souvent de rigueur, même si elles ne cachent pas que leur réponse est : non, le Tibet n'est pas chinois. Sujet difficile, en effet en raison des liens qui se sont établis entre puissances dans cette partie du monde et ne s'analysent pas exactement à l'aune de nos modes de pensée occidentaux, encore que le rôle historique du Vatican y fasse penser parfois. La racine de la question se trouve en fait dans les rapports établis entre Chine, Mongolie et Tibet depuis le 13éme siècle. Le Tibet apparaissait déjà à cette époque comme une force spirituelle qu'il fallait avoir de son côté. Tant la Chine que la Mongolie s'y employèrent. Là se situe un type de rapport habituellement désigné par "chapelain-patron", relation d'égalité, qui consiste à accorder une protection spirituelle, et jouer parfois un rôle diplomatique (le Tibet), en échange d'une bienveillante neutralité, voire d'un appui matériel ou militaire des autres puissances (Mongolie et Chine). Le Tibet s'était ainsi construit une force de médiation entre des peuples, souvent en guerre, pour qui il restait le seul canal de concertation encore ouvert. On sait qu'ensuite les Mongols ont conquis la Chine, se sont sinisés. Aujourd'hui la Chine affirme que Mongolie et Tibet sont deux provinces du grand "empire du milieu" ; qui peut le croire ? Mais n'oublions pas que la Chine s'est construite historiquement sur la conquête et sur l'espoir de civilisation qu'elle portait, comme d'ailleurs un état européen qui nous est cher, la France. Où en sont les cultures annexées, ici et là ? Bien entendu il est plus facile d'accepter ce qui s'est produit chez nous il y a des centaines d'années que de le voir à l'oeuvre au Tibet.
Le livre apporte donc les faits et les arguments qui identifient le Tibet en face de la Chine et il est hors de question de résumer cela ici. La démonstration est suffisamment claire qu'il y a bien une civilisation tibétaine, originale, spécifique qui a vécu une vie propre et a perdu son indépendance au milieu du 20ème siècle. Mais avait-elle fait ce qu'il fallait pour le préserver ? La réponse est claire : non. La liberté, comme les "droits" ne sont jamais donnés. Il faut la force pour les défendre ; et si on n'en dispose pas, il faut y substituer un réseau d'alliance qui l'a. On peut rêver d'un monde différent, mais celui où nous vivons fonctionne ainsi. Le Tibet a payé de sa liberté son ignorance, ou son mépris des règles du jeu.
Je pense par ailleurs que la civilisation tibétaine, dont je suis un fervent admirateur de la pensée si originale, porte en elle les germes de sa faiblesse, et peut-être de sa disparition. Elle n'a, par idéologie, mais aussi par insuffisance structurelle, fait aucun progrès dans la compréhension du monde physique. Et, quelles que soient ses percées dans le monde de la structure mentale, sa débilité dans le monde matériel la disqualifie. Elle passe totalement à côté des questions qui structurent le questionnement actuel du monde et elle reste désarmée et faible, comme le sont chez nous les écoles de pensée ou les philosophies qui ignorent le bouleversement du monde que le savoir scientifique a induit.
En face de cela se dresse une Chine qui a su mesurer l'enjeu de sa place dans le monde, après un accouchement qui a failli la tuer. Elle me semble, si elle maintient le cap assez longtemps, en passe de devenir le pôle fédérateur de l'Asie pauvre. Mais son équilibre est si fragile... Qu'elle ait, vis à vis du Tibet une position colonisatrice est évident,mais , je suis désolé de ce blasphème, probablement utile. Le Tibet ne renaîtra qu'après être devenu un pays normal et prospère, débarrassé de sa théocratie. Il ne sait aujourd'hui rien produire et doit apprendre. Ensuite, mais ensuite seulement, il pourra capitaliser sur ses réserves culturelles. Pas avant. J'ai d'ailleurs l'intime conviction que le Dalaï Lama partage peu ou prou cette vision et qu'il saura mettre en place avec la Chine un modus vivendi apportant au Tibet les germes de son développement. Cela ne passe pas par l'indépendance, car l'effort financier et d'éducation est considérable et le Tibet seul n'a pas les ressources nécessaires. Un compromis est nécessaire. Prions les cieux que les chinois en aient envie assez longtemps pour que ça se réalise...
Cela ne confère pas pour autant à la Chine le droit de détruire comme elle le fait les lieux et objets de culte bouddhiques et tout ce qui permet aux tibétains d'affirmer leur identité, comme leur langue. Lors d'un séjour à Ganden, par exemple, le coeur se serre devant cette ruine qui évoque les villes allemandes à la fin de 1945. Mais la population tibétaine n'a-t-elle pris aucune part à ces destructions ? Ce point, parfois évoqué par certains auteurs chinois (Wang Lixiong) n'est pas abordé ici. Ce ne serait pas la première révolution qui outrepasse ses fins... Et puis, avant de condamner sans appel ce que fait aujourd'hui la Chine, souvenons-nous de la raideur de la république française devant les symboles d'identités régionales au 19ème siècle. Avait-elle tort ?
Un regret : le chapitre "Développement économique" par Vergard Iversen, véritablement affligeant d'imbécillité prétentieuse. Citations, références pédantes et galimatias idéologique dans un style de thèse. Ayant passé une partie de ma carrière à me colleter avec la réalité de l'économie, j'enrage devant cette prose stérile, à peu près vide d'information utile et dont la préciosité ridicule aurait amusé Molière... On aurait facilement pu faire mieux, d'autant que l'avènement d'une certaine prospérité, et donc celui du couple éducation + investissement, me semble la clé de l'éventuel succès de la manoeuvre chinoise et aussi du retour du Tibet dans les pays qui comptent.
Il s'agit en tous cas du livre le plus utile et le mieux bâti que j'ai lu depuis longtemps sur les questions qui se posent dans cette partie du monde, utile à chacun pour se former une opinion personnelle. Tous ceux qui aiment le Tibet doivent de toute urgence le lire !
Éditions Albin Michel (Science des religions) 2002