damasio erreur descartes
 
Cet essai, au titre accrocheur, porte sur la mise en évidence par les biologistes spécialistes du système nerveux, de liens indissociables entre les émotions et la prise de décision, souvent appelée "raison" et donc entre le corps et l'esprit. Il est vrai que ce n'était pas la vision de Descartes, vision d'une dualité qui nous a profondément marqués et nous marque encore. Il s'efforce aussi de donner une image neurale, anatomique et fonctionnelle de ses conclusions expérimentales, travail difficile vu sa complexité, lorsqu'on réalise qu'existe dans notre corps plus de 10000 milliards de connexions synaptiques... Un livre néanmoins accessible avec un effort modeste et dont, pour ma part, j'ai beaucoup appris dont, en particulier, le fait que la privation accidentelle de la capacité à ressentir des émotions implique l'incapacité à décider justement.
 
 
La première partie de l'essai, passionnante, est une présentation de faits cliniques où, justement, des situations de comportements "déraisonnables" sont analysées, chez des individus par ailleurs d'apparence normale, mais chez qui une lésion spécifique (lobe frontal du cortex) a été mise en évidence. Le fait que tous ont en même temps une incapacité de représentation de leurs émotions est à l'origine de l'intuition du lien qui unit émotion et prise de décision. Des expérimentations, toujours difficiles et fort limitées chez l'homme, viennent compléter les informations recueillies. Conclusion : privé d'émotions un individu raisonne mal, contre son propre intérêt et s'exclut par ses actes, de la société où il vit. Mais comment peut-il en être ainsi, dans le cadre de notre compréhension, encore si partielle, du fonctionnement de notre système nerveux et en particulier de notre cerveau ?
 
C'est la rude tâche que s'assigne la seconde partie du livre. Rude, parce qu'elle doit se faire un peu à l'aveuglette, l'expérimentation, encore une fois, étant très limitée chez l'homme. C'est la partie la plus difficile à lire de ce livre et où l'effort d'attention et de mémoire est nécessaire chez le lecteur. Et pourtant les hypothèses construites sur les faits disponibles sont passionnantes. L'idée de base est que les émotions, celles de l'instant et la mémoire de celles résultant d'évènements passés (une sorte d'acquis émotionnel) forment un système de balises et de guidage de l'action de décider. Un exemple simple : une tuile tombe du toit, je prends très vite la bonne décision sans réfléchir, je m'écarte. L'auteur appelle ce système les "marqueurs somatiques" qui dans des décisions plus subtiles que dans l'exemple donné, vont guider la raison de l'individu vers une solution où les voies improbables sont éliminées ou très dévalorisées. Et sans ces "marqueurs", que les patients mentionnés ci-dessus ont perdus, la raison spéculative privée de repères s'égare et se rapproche du hasard. L'auteur s'efforce aussi de comprendre comment peut se câbler et fonctionner cette hypothèse dans notre cerveau et je dois dire que cette partie est un peu aride, d'autant qu'elle est massivement spéculative.
 
La troisième partie, plus facile à suivre que la précédente, examine les conséquences de cette hypothèse des "marqueurs somatiques". Elles sont évidemment nombreuses et, au-delà de l'invalidation du présupposé encore bien ancré de l'indépendance de l'esprit et du corps, elles proposent des pistes de travail qui ont en fait été adoptées assez largement dans les dernières années par les chercheurs spécialisés. L'une d'elles par exemple est le mécanisme d'acquisition de tels marqueurs où la représentation d'émotions tout au long de l'existence est la condition indispensable, préalable à leur stockage. Que se passe-t-il, par exemple si, saturés d'émotions virtuelles, nos esprits perdaient la sensibilité émotionnelle aux actes réels, au point de mettre en question le bon fonctionnement de ce système d'acquisition de ces marqueurs ? Et n'est-ce pas ce qui est en train de se produire dans notre société où la surenchère émotionnelle (médias, jeux, etc.) est une donnée bien réelle et frappe particulièrement les plus jeunes qui, justement, doivent acquérir ces marqueurs ?
 
Une petite réserve. Je suis un peu frustré par la définition très restrictive donnée ici à la raison : l'art de décider. Il me semble qu'existe au moins une autre dimension, qui m'a toujours paru caractériser notre espèce et pour laquelle j'ai le plus grand respect : la capacité humaine à se représenter le monde dans des symboles et leurs relations, qu'on appelle mathématiques. Je veux parler des sciences "dures", dont les équations ne sont considérées comme justes et acquises que si aucun être humain n'est capable de les invalider, un seul suffisant pour cela. Il y a là une forme de raison partagée qui est pour moi le seul domaine de la pensée où tous les hommes partagent quelque chose sans restriction. 
Ceci posé et même si ce livre ne se lit pas comme un roman, sa lecture est une source réelle d'enrichissement qui mérite l'effort fait. Une pierre supplémentaire dans le jardin de la non-dualité corps-esprit, pour moi, cela s'arrose !
 
Odile Jacob poches (2010) - 396 pages