Le livre de Martine Leibovici (ML) est une tentative de donner corps à la judéité d'Hannah Arendt (HA), philosophe essentiel du 20ème siècle (1907-1975). C'est aussi et surtout faire la part de cette judéité, réelle ou rêvée, dans l'élaboration de la pensée politique d'HA. Pour qui tient comme moi HA en estime, ce livre est admirable, qui nous livre mille clés pour la lecture de textes fondamentaux comme "Condition de l'homme moderne", "Origines du totalitarisme" ou "La crise de la culture", entre autres.
Ce serait une illusion, et une injure qui lui serait faite, que de tenter de résumer un texte aussi riche et aussi ouvert. Je proposerai donc ici comme incitation à le lire quelques pistes où il nous entraîne.
- L'assimilation des juifs au 19ème siècle (ce serait vrai pour tout autre peuple) aura été un échec inhérent à la structure de l'état-nation, qui ne donne pas aux minorités une existence politique et les arrache à leur passé. Des "peuples" minoritaires doivent pouvoir trouver leur place politique dans les états, ce qui explique l'attraction de HA pour un système fédératif à l'américaine.
- Le crime antisémite nazi est de nature différente de l'antisémitisme du 19ème siècle. Le commandement "tu tueras" a été rendu exécutable par l'effondrement consécutif à la 1ère guerre mondiale. Institutions et valeurs morales impuissantes et renversées laissent la place à une idéologie que n'arrête plus le "non, jamais" qui aurait du surgir du fond de chacun. Le mal est banal ; la justice, principe moral individuel, s'effondre devant la loi criminelle.
- L'égalité entre les hommes leur ôte la protection de leur clan, de leur classe, de leur corporation etc. et les laisse seuls et faibles. Le totalitarisme exploitera cette situation où plus rien n'intercède entre l'homme massifié, déshumanisé et l'état. On comprend mieux le combat de HA pour la "diversité sociale" qui permet à la différence de subsister sans offense en protégeant.
- Le système des états-nations ne fait aucune place ni ne donne aucun droit aux réfugiés, aux apatrides. Il les ignore et c'est là une de ses graves limites, encore perceptibles aujourd'hui. Minoritaires partout (avant Israël), les juifs apatrides sont des "hors la loi", sans recours de droit, livrés aux polices nationales. Ils deviennent des parias, privés des "droits de l'homme" qu'ils n'auraient pu conserver qu'en se constituant en "peuple".
- Alors qu'une telle existence politique aurait offert aux juifs d'autres issues à leur problématique, HA déplore leur volonté de rester à l'écart de l'histoire, de refuser (en attendant le sionisme) l'entrée en politique. HA formule là une critique sévère du monde juif.
- Le plus beau chapitre de ce livre est pour moi le 8 "Acosmisme et fraternité" où ML fait sentir les limites de la compassion et de la fraternité pour HA, car elles laminent les différences entre les hommes qui en sont l'objet et les "massifient". Ceux-ci se trouvent ainsi privés de mode d'expression de leur différence et deviennent concepts, privés de voie vers la politique, espace de débat de leur intérêt commun.
- ML décortique alors la difficile relation de HA avec le sionisme. Certes, il est la première reconnaissance explicite de l'existence du peuple juif ; il prend l'antisémitisme au sérieux ; il refuse une assimilation qu'il juge illusoire. En revanche, les déconvenues ne tardent pas pour HA : il transforme l'antisémitisme en un donné d'hostilité généralisée insurpassable ; il est peu démocratique ; il s'oriente vers un palestinocentrisme que HA jugeait illusoire comme facteur de paix, ce que l'histoire actuelle confirme. Pire, de peuple opprimé le peuple juif devient oppresseur.
Mais, la fédération arabo-juive dont rêvait HA était-elle réalisable ?
- Le livre se conclut sur l'analyse de la critique de HA faite aux "Conseils juifs" qui, en connaissance de cause, choisissaient ceux des leurs qui avaient priorité sur la route des camps d'extermination. HA stigmatise leur parodie de pouvoir et leur reproche de n'avoir pas su se retirer sans se compromettre.
De ce long cheminement reste, me semble-t-il, la leçon de politique, d'existence tout simplement, que donne HA. L'homme seul n'est rien, et devient au pire parcelle d'une masse. Le repli individualiste et l'oubli de la vie politique (ou son dévoiement) est la voie qui y prépare, et nous semblons, aujourd'hui encore, l'oublier.
Enfin, j'ai quelques difficultés à percevoir HA pour ce qu'elle dit être : une juive. Si le ciment de base est la loi mosaïque, elle l'a bien oubliée, ou dépassée. Élevée comme allemande, elle reconnaît elle même que sa vraie tradition intellectuelle est là. Elle y a ajouté sa référence grecque philosophique et son incroyance. Où est sa judéité, si ce n'est dans le regard des autres ?
Merci à son auteur pour ce beau livre.
Éditions Desclée de Brouwer (1998)