Avec une sensibilité pleine de poésie et souvent le cœur serré, l'auteur nous raconte la vie et la mort d'Apollinaire depuis 1915. Les vieux, comme moi, se souviendront qu'il y a eu, en ce temps-là, une guerre effroyable, suivie d'une grippe encore plus mortelle, sans les gueules cassées, cependant. L'auteur en fait la scène de son roman, car elle fut un terreau essentiel au développement de l'art ultime d'Apollinaire. Et sans doute aussi de son ego. Un grand roman.
 
L'histoire nous est racontée au milieu de la fournaise par un sergent attachant, paysan qui voit sa terre dévastée, mais dont les talents de dessinateur, puis de peintre plus tardivement, vont trouver dans la guerre l'occasion d'exprimer par le trait ce qui ne peut pas se dire. Un destin parallèle dans un autre registre à celui du poète, son lieutenant, inspiré par la morbidité de l'époque. Blessé comme lui au même moment, au même lieu, il deviendra célèbre, mais aussi heureux et vieux, ce qu'Apollinaire n'aura pas connu.
 
Les combats, les dévastations, les carcasses de ferraille, les cadavres sans sépultures et la misère physique et morale de ces hommes broyés ont été au centre de la création poétique d'Apollinaire après 1915. Même s'il fut un guerrier plus expérimental qu'engagé, sa conduite au feu et sa blessure lui valurent honneurs et décorations. À son retour à la vie civile, dans son milieu d'artistes, il adopte un rôle de vieux héros, qui agrémente bien son rang aristocratique et sa position sociale. Une sorte de guru de la folie du monde. Il jouera ce rôle brièvement, frappé par la grippe dite espagnole.
 
Au-delà de ce portrait imaginaire, mais certainement fidèle, le vrai personnage du roman est la guerre et la façon dont l'ont vécue l'aristocrate, poète éminent, mais un peu voyeur, le sergent déchiré, mais riche de son talent et le petit peuple des conscrits qui seront fauchés les uns après les autres. Ma propre famille de paysans du Berry a payé ce tribut. Le roman, sans emphase ni mots excessifs, nous mène au plus profond de ce néant inhumain autant qu'humain, car il serait inexact de prétendre qu'il n'existe pas une joie sauvage chez l'homme à tuer et détruire. C'est ce que la civilisation canalise quand elle le peut. Parfois, comme ici, les vannes lâchent.
 
Quant à l'intrigue bien menée que le lecteur découvrira, elle est, au-delà de l'intrication des destins des deux héros, une paisible histoire de rencontre amoureuse. Elle est aussi celle du passage des temps de la folie meurtrière presque addictive, à ceux du retour à la banalité et aux exigences du monde en paix. La réussite n'y repose pas sur les mêmes valeurs ni sur le même tempo. Ce passage, traité ici sur un mode paisible, évoque la terrible difficulté à retrouver une place au sein de ceux qui, en très grande majorité, n'ont pas connu les tranchées et oublient vite le passé.
 
J'ai éprouvé beaucoup d'émotion à la lecture de ce livre. La stature d'Apollinaire s'y cabosse un peu, mais les nombreux extraits de ses poèmes nous rappellent ce qu'il a été, un très grand.
 
Belfond (2018), 397 pages