guehenno 21
 
De la globalisation à l'émiettement du monde
 
Cet essai brillant offre, pour moi, la meilleure synthèse actuelle de l'évolution de notre environnement politique et des causes de cette évolution. S'il n'y avait qu'un enseignement à en retenir, c'est cette constatation que, si une société n'a plus envie de vivre ensemble, il est vain de débattre de son système politique qui est un moyen, non une fin. C'est donc rendre vie à cette société qui est la priorité. Or, c'est là que nous en sommes actuellement, ayant tout sacrifié à l'individu roi au détriment du collectif. L'expérience de l'auteur, chargé de diriger des opérations de maintien de l'ordre pour l'ONU dont il a été secrétaire général adjoint, donne du poids à ses propositions. Un livre important, d'une lecture très abordable, qui s'adresse à quiconque s'intéresse à la vie politique.
 
Une grande rupture, révélatrice de nos illusions, a été la vision erronée que la fin de l'URSS était le triomphe de la démocratie, quand elle n'était que la fin d'un régime épuisé. L'espoir que de grandes idées comme les droits de l'homme et les principes démocratiques pouvaient unir universellement les hommes s'est montré vain. Ces idées ne sont pas universelles et ne donnent pas aux hommes les valeurs transcendantes, parfois utopiques, mais indispensables pour leur faire partager un destin commun. De même s'est écroulée la conviction que la prospérité entraîne automatiquement la démocratie, comme la Chine le prouve pour l'instant.
 
Une autre erreur, largement partagée, a été l'oubli de l'équilibre des droits et devoirs entre individus et citoyens, principe qui avait fondé la république à la Révolution. De nos jours, tout bascule au profit de l'individu roi, dont on croit que tout procède. Finie, la solidarité ? Finies les ambitions collectives, dépréciées par les excès du XXe siècle ? Chacun pour soi et l'État comme assureur ? La solitude s'installe, associée à la nostalgie d'une communauté de rechange, recherchée le plus souvent sur des identités et non sur des valeurs partagées. Fausse liberté qui a perdu le cadre de son emploi.
 
L'internet a aggravé cette situation en substituant au débat, fondement de la politique, un terrain d'expression personnelle sans contraintes, où l'outrance est la clé du succès. Parodie de débat, que cet enfermement volontaire dans des communautés aux idées limitées et partagées sans contradiction. Mais ces communautés aux identités affirmées et n'accueillant plus la différence, deviennent des sources de divisions et d'anathèmes vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas leurs choix, aux antipodes du vivre ensemble.
 
Le livre propose aussi une analogie séduisante entre l'époque de la Renaissance et la nôtre, époques où la légitimité du pouvoir s'évapore, conduisant à un ensauvagement du monde. Et, que dire de la conduite des affaires internationales par des États affaiblis par cette baisse de légitimité, quand les grands problèmes relèvent précisément de tels accords : santé, énergie, finance, pollution, etc. Alors, est-ce un retour à la loi du plus fort, c'est-à-dire la guerre ?
 
L'auteur pose enfin la question clé du "Que voulons-nous ?" et note que des invariants profonds subsistent qui seront, espère-t-il, les matériaux de la reconstruction. Citons, par exemple, le refus de la valeur morale du succès économique, la préférence pour ce qui est vrai, la diversité non exclusive des choix de vie et des formes des États, la préférence pour un respect de la liberté individuelle, un besoin d'appartenir à une collectivité, etc. Mais il constate aussi que la démocratie est un produit de la culture occidentale et non un mode universel d'organisation indiscutable et qu'il convient donc d'ouvrir la réflexion politique. 
 
Il termine son essai par une tentative courageuse de proposer des voies de réhabilitation de cette politique dans notre monde et de la légitimité des dirigeants. Il exprime enfin son doute sur l'intérêt pour l'Europe de devenir un "empire" unifié, fédéral ou pas et il espère une forme politique plus souple, à découvrir, qui ne conduise pas à la désagrégation des nations.
 
Un livre qu'il faut lire pour mieux percevoir la complexité des choix et le risque que nous courons en acceptant sans réagir la dégradation de la vie politique que nous vivons en ce moment, particulièrement dans un monde occidental qui a perdu sa force, son prestige et une part de ses illusions.
 
Flammarion (2021), 360 pages