Encore un beau roman de KT. Reposant sur un gros travail de documentation, il nous fait découvrir l'exercice du métier de juge antiterroriste, généralement méconnu et dont les décisions d'incarcérer ou de libérer un prévenu peuvent avoir des conséquences graves. Le roman fait le choix de nous conter une erreur judiciaire dramatique, à la fois pour la société, mais aussi pour le juge qui l'a commise. Il se lit sans un seul moment de répit. Il aborde indirectement d'autres points qui auront chez les lecteurs des résonances différentes, à la mesure de leurs propres expériences.
 
Le premier, celui qui m'impressionne le plus, est la terrible solitude des personnages. On le comprend pour le juge qui tente de l'équilibrer par des relations familiales, professionnelles ou amoureuses, sans grand succès, d'ailleurs. Les autres personnages sont en revanche victimes de notre mode d'existence contemporain, nourri d'ambitions personnelles et de valeurs autocentrées. La solitude éclate quand le malheur frappe. Les larmes coulent (parfois un peu trop ?), expression d'un chagrin impossible à partager. Quelle société nous sommes-nous donc fabriquée ?
 
Le second est la tourmente où s'engage l'homme, lorsqu'il a à la fois la conviction qu'une vérité est à sa portée, mais qu'il ne réussit pas à l'atteindre. Ce qui est vrai ici pour le juge dans l'exercice de sa tâche l'est aussi dans celui de sa vie personnelle. Où se trouve la voie juste ? C'est aussi la situation d'un chercheur, par exemple, proche d'une percée et face à la résistance qu'il éprouve. Cent autres exemples pourraient être choisis, qui conduisent souvent l'homme, non à douter de la vérité qu'il pressent, mais de lui-même. Certains y ont perdu la raison.
 
Un autre point est le droit, la bible du juge. Avec cette nuance qu'il ne s'agit en rien d'une révélation, mais de la fixation, toujours provisoire, des coutumes d'une communauté humaine. Le "droit" à l'avortement en est un exemple. Le drame se noue, comme c'est le cas ici, quand une révélation s'octroie le pouvoir de fixer le droit. Il devient alors une tyrannie de principes immuables, inadaptés à régir une collectivité, dont l'honneur est justement de chercher en permanence, en commun en démocratie, l'équilibre qui assurera un optimum dans le monde, tel qu'il est et qui change sans cesse. Le djihadiste n'est pas un monstre ni un fou, il croit suivre le droit et faire le bien en faisant usage de la violence. Ses actes ne sont plus soumis à l'assentiment de la société où il vit. Il se croit connecté directement à la vérité. Au fait, ceux qui ont tué 35000 civils à Dresde et rasé la ville le 14 février 1945 le croyaient-ils aussi ? Aucun juge n'a cherché à le savoir.
 
Le dernier point, largement illustré ici, est la part de passion et de violence qui se niche au fond de chacun de nous et que la civilisation a pour mission de maîtriser par l'éducation, l'exemple, la contrainte ou par les promesses des religions. Il est presque impossible de lui faire une place dans les lois, écrites pour ce que nous ne sommes pas, des êtres de pure raison. L'application de telles lois est un art aussi difficile qu'appliquer les règles du bridge à une partie de football. L'art des juges est là, justement, indispensables rouages humains de la justice, indispensables, en effet, tant qu'ils ne succombent pas à la mécanisation automatique de l'application des peines.
 
Il y aurait encore beaucoup à dire, tant le matériau est riche, mais ce serait oublier que ce livre est d'abord un roman. Il l'est pleinement, avec une intrigue bien charpentée, bénéficiant d'une écriture simple et directe et se lit avec plaisir et facilité. Une réussite.
 
Gallimard (2022), 285 pages