"Histoire d'une femme sans histoire"
 
La musique et son histoire vous intéressent ? Si c'est le cas, votre plaisir de lire un beau roman historique sera doublé en découvrant l'histoire romancée d'un musicien considérable de la fin du 17e siècle, Dietrich Buxtehude, dont on parle peu, son œuvre ayant été partiellement occultée par celle de J S Bach qui fut son élève. L'habileté de l'écrivain a consisté à donner la parole à une fille du musicien, femme attachante, qui a consacré son existence au service de son héros, son père. Un livre magnifique et d'une belle sensibilité.
 
Buxtehude, organiste exceptionnel, fut un de ces maîtres de chapelle de l'époque, comme le fut aussi J S Bach à Leipzig, dont la fonction était épuisante : assurer la vie musicale de sa paroisse, exécuter des œuvres et en composer chaque semaine, éduquer les enfants sous la forme d'une maîtrise, assurer l'organisation et la célébration d'événements de la ville, éditer et publier des œuvres, etc. Mais en échange de ce travail payé par les bourgeois de la ville, le musicien ne dépendait pas des caprices d'un prince, comme en ont souffert ceux qui travaillaient pour des cours. Ce fut sans doute cette relative liberté, en particulier musicale, qui fut à l'origine du choix professionnel d'un homme sollicité par les cours avoisinantes, en raison de son talent.
 
Le roman est en fait le journal imaginaire d'une fille de Buxtehude, elle bien réelle, excellente musicienne, qui consacra son existence à aider son père dans ses tâches écrasantes. Cette jeune femme doutera parfois de son engagement. Elle ne faiblira pas pour autant. C'est aussi toute la vie d'une des principales villes de la Hanse, Lübeck, qui défile sous nos yeux, au cœur des préoccupations très intriquées des marchands, de l'église et des cours avoisinantes. Même romancé, ce récit bien documenté est passionnant.
 
Entre autres, la vague de "piétisme" qui a bouleversé le monde protestant à cette époque est rapportée ici avec beaucoup de soin et de compréhension et est, à mes yeux, un moment particulièrement réussi de ce livre. Les religions sont faites pour apporter des propositions imaginaires et absolues aux vides immenses, laissés par le savoir. Lorsqu'elles doutent de ces propositions ou que celles-ci entrent en conflit, la perturbation est alors considérable dans les institutions et les esprits des hommes, car il n'existe aucune méthode de résolution de tels conflits. Notons au passage que la subtilité de la science est justement d'avoir inclus le doute dans sa méthode pour faire naître la réponse.
 
Un autre intérêt du livre est de tenter d'approcher la relation intense qui attache le musicien à sa foi. À la fin du 17e siècle et pour la majorité des hommes, cette foi est comme l'air qu'on respire, omniprésent, indiscutable. On respire plus ou moins fort, c'est tout. Buxtehude fait de cette foi, comme Bach, un fil conducteur de son inspiration et le livre montre bien quel refuge ce fut face à un destin riche en souffrances. Inspiration élevée qui nous a laissé un corpus musical remarquable, pour l'orgue, la voix et les ensembles musicaux de toutes tailles. Invitation à le réécouter, quand des interprétations superbes sont disponibles !
 
On ne peut que recommander chaudement la lecture de ce roman, même s'il est parfois un peu touffu dans les lignées des innombrables personnages qui le traversent. Sa belle écriture, sa sensibilité, son affection évidente pour les personnages, son intelligence sont des promesses d'un superbe moment de lecture et de découverte.
 
Triartis (2021), 436 pages