"Révélations sur le système qui maltraite nos aînés"
 
Il faut saluer un travail professionnel journalistique qui confère une grande solidité aux faits rapportés. Interviews, documents, déclarations sont là pour étayer la position de l'auteur. Les maltraitances, tant vis-à-vis des patients, que du personnel et de l'argent public sont accablants pour Orpea. Faut-il en déduire que la profession est en cause ? Sans doute pas, mais elle doit rapidement offrir des garanties nouvelles et sans doute réformer des modes de fonctionnement qui ont conduit aux dérives décrites ici. Plutôt que rapporter ici les détails des faits que l'on trouvera exposés dans le livre, je propose quatre réflexions sur cette situation.
 
Des faits graves et systématiques.
 
Nous ne sommes pas ici en face de "dérapages" ponctuels, mais d'une volonté affirmée d'imposer par la force, la ruse et le mensonge une gestion des résultats de l'affaire qui ne profite qu'à un quarteron de dirigeants. Maladie de notre époque où l'intérêt général n'est plus respecté ni correctement exigé par les autorités de tutelle. Maltraitances graves de patients et de leurs familles, mépris des employés et des cadres, détournement d'argent public ; la liste est éloquente et il sera difficile à Orpea de le nier.
 
Le silence troublant des autorités de tutelle de l'État.
 
L'État finance tout ce qui n'est pas hébergement dans les EHPAD. À ce titre il a un droit  (un devoir ?) de s'assurer que cet argent public est correctement utilisé. Or Orpea a détourné systématiquement des sommes importantes. Des contrôles ont eu lieu, mais n'ont rien vu. Incompétence ? Lâcheté ? Corruption ?
Quant aux détournements répétés du droit du travail et au climat délétère des conditions de travail, évidents aux yeux de tout observateur, pourquoi un tel silence des autorités ?
Enfin, certaines attributions de permis semblent faire question.
On retrouve ici la même absence de protection de l'intérêt général qui avait laissé les autorités de contrôle commercialiser le Mediator, alors que sa nocivité était connue. 
Alors, où est l'État ?
 
Une gestion d'entreprise discutable.
 
Il s'agit d'un sujet de management que mon expérience professionnelle m'a permis d'apprécier et qui ici explique, à mon avis, une part importante des malversations constatées. 
Il y a deux familles de modes de gestion des entreprises. Par les hommes ou par les règles. 
La première, la plus courante dans le monde latin, consiste à donner à des hommes choisis pour leur compétence et leur caractère, des responsabilités et la liberté d'agir qui l'accompagne. Ces hommes sont rares et chers, mais leur apport est déterminant. Certains groupes, comme ACCOR, en ont été le produit.
La seconde, plus anglo-saxonne, consiste à établir des règles qui couvrent tous les cas de figure et permettent ainsi de se contenter d'hommes de qualité moyenne, pourvu qu'ils suivent toutes les règles. Cette extrême centralisation a un avantage, car elle permet d'aller vite et de mieux maximiser les résultats. Ses défauts sont d'être moins souple et moins résiliente et de ne permettre en aucun cas de corriger une erreur du siège. C'est celle qu'avait choisie Orpea et ce choix est pour moi ce qui a causé les déviances observées dans un métier où l'action sur le terrain doit être réactive et adaptée. Les directeurs d'EHPAD, réduits au rôle de vendeurs, mais privés des outils de la gestion de leurs établissements sont incapables de faire correctement leur travail ni de réagir à des fautes de conduite du système en temps réel.
 
Une réserve sur ce travail.
 
En dépit de sa qualité globale, ce travail souffre d'une maladie bien française, la méconnaissance du monde de l'entreprise, remplacée par des affirmations naïves ou idéologiques. Ce livre s'englue parfois dans ces rêves d'un monde paradisiaque où les hommes seraient bons et justes et les entreprises au service du bien. Avec de tels espoirs, le goulag n'est pas loin, pour redresser les torts. Les hommes normaux ne sont pas ceux-là ni les entreprises. Et c'est pour ce monde imparfait que les lois et les processus doivent être établis, comme les récompenses et les sanctions. Difficile équilibre entre la cupidité et l'intérêt général, qui est l'honneur d'un capitalisme sous contrôle vigilant des représentants de l'intérêt général, quand ils ne sont ni incompétents ni corrompus.
Pour n'avoir pas compris cela, ce livre ne peut proposer ni une analyse complète ni une issue à la situation décrite. Ceci ne manque pas de l'affaiblir, sans diminuer pour autant l'impact de ses révélations courageuses.
 
Fayard (2022), 400 pages