"Ce qu'est la pensée rationnelle et pourquoi nous en avons plus que jamais besoin"
 
"Il tenait, d'on ne savait qui, l'idée que le thé blanc apaisait l'âme. C'était une ânerie, bien entendu, mais il était parfois utile de croire à ce genre de choses". Toute la difficulté de la rationalité est dans cette citation de R. Seethaler* parlant de G. Mahler. Si l'on accepte, comme le propose cet essai, que la rationalité est ce qui distingue le vrai de ce qu'on veut croire vrai, on conviendra vite à sa lecture que ce n'est ni facile ni même toujours possible et encore moins suffisant pour remplir une vie ! Et pourtant, par sa puissance d'action sur le réel, la rationalité a fait à l'homme le cadeau de ses performances scientifiques et de son développement économique depuis deux siècles, lui apportant expansion et amélioration de ses conditions de vie. Alors ?
 
Ph. K. Dick rappelait que "la réalité est ce qui continue d'exister quand on a cessé d'y croire". On peut donc concevoir la rationalité, telle que définie ci-dessus, comme un outil unique pour agir sur le réel, en ayant en tête des buts à atteindre dans le cadre de cette réalité, ainsi débarrassée des mythes. Il serait stupide et coupable, par exemple, de laisser mourir un être humain quand au lieu de le vacciner contre le tétanos, on invoque les esprits ou les dieux. Ce déni de rationalité existe encore dans mille domaines où l'outil est là, mais où de puissants motifs en empêchent l'emploi. On comprend ainsi que, même si la morale n'a pas à être rationnelle, la rationalité a quelque chose à dire à la morale.
 
Convenons qu'au-delà des actes rationnels simples, l'usage d'une rationalité un peu élaborée devient vite difficile. Rien n'est plus délicat que l'usage des probabilités, outil incontournable de la rationalité, même si l'on dispose d'un niveau raisonnable en mathématiques. Le livre donne de réjouissants exemples à ce sujet, comme le choix convenable à faire dans le jeu US "Let's make a deal". Probabilités conditionnelles, formule de Bayes, analyse de corrélations sont des puissants, mais bien délicats outils de renforcement rationnel de nos affirmations. Il est peu probable que vous et moi y recourrions à tout propos, mais il est navrant que les professionnels de la réalité (de la vérité ?) comme les scientifiques, les médecins, les juges, les journalistes y recourent si peu, comme le constate le livre, en produisant des exemples frappants d'erreurs graves qui auraient pu être évitées.
 
C'est que l'homme qui a prouvé par ses acquis sa compétence rationnelle n'est pas que cela. Le livre, par exemple, rappelle qu'il faut des mythes partagés pour que des hommes aient envie de vivre ensemble. Il constate d'ailleurs que les "Lumières", vilipendant les mythes, ont désenchanté le monde et conduit à l'individualisme que l'on connaît aujourd'hui. Il nous rappelle aussi combien, pour être reconnus, efficaces, rapides, nous rusons avec la raison, acceptant sans esprit critique les solutions globales, les faits qui renforcent nos aprioris, les rhétoriques qui sonnent bien, les jolies corrélations prises pour des causes, etc. Les cas rapportés par le livre conduisant à des choix irrationnels et contraires à l'intérêt privé ou général sont saisissants.
 
Cet essai, d'une lecture pas toujours facile, a le mérite d'être un miroir de nos comportements et nous en montre certaines faiblesses. On ne peut que souscrire à son encouragement à faire une place plus grande à la pensée critique, que ce soit dans nos vies courantes ou dans l'éducation des enfants. Une attitude critique n'est pas un rejet. Elle est la prise de distance nécessaire pour faire d'un assentiment à priori une approbation profonde et durable. Le jeu en vaut la chandelle, n'est-ce pas ?
 
Les Arènes (2021), 440 pages
 
* Robert Seethaler, Le dernier mouvement