Je viens de relire ce livre extraordinaire et j'y ai pris un vif intérêt. Il est, mais pas seulement, un livre "d'anticipation". Il aborde en effet, par les situations et les images de son récit, des questions toujours bien actuelles, comme celles du bonheur, de la liberté, du courage. Questions liées entre elles et à notre rapport aux autres. Et auxquelles les réponses, aussi essentielles soient-elles, ne peuvent que changer avec le temps, comme les attendus qui les conditionnent.
 
Un roman de la liberté
 
L'intrigue, d'abord, est réussie, même si elle porte parfois l'empreinte du temps. Le livre fut écrit en 1932, quand l'Europe prenait toutes les voies sans issue du collectivisme idéologique dogmatique. Oui, la liberté était alors un sujet chaud ! Le livre, qui conclut sur un futur où la liberté individuelle n'aura plus cours, était certes sombre, mais prémonitoire pour la cinquantaine d'années qui ont suivi. Le basculement ultérieur vers une liberté individuelle exacerbée au détriment de notre rôle de citoyens n'est pas pour autant, une bonne nouvelle non plus !
 
La liberté individuelle
 
Cela me suggère une remarque sur la liberté individuelle, remarque qui m'est inspirée par une confusion souvent faite et que le livre, discrètement, traite avec justesse. Il me paraît essentiel de ne pas confondre le libre arbitre et son usage. Dans les deux cas, notre liberté individuelle peut être mise en question.
Le libre arbitre est une notion qui signifie en gros la capacité à décider sans contrainte. L'intitulé est trompeur, car rien ne prouve une quelconque liberté transcendante dans nos choix. Mon mécanisme de pensée, partagé par bien d'autres, m'incite plutôt à considérer que notre machine humaine n'est pas libre, mais au contraire conditionnée par notre savoir, notre éducation, notre expérience, toute cette chimie qui forme notre "moi". Le livre insiste particulièrement sur le rôle d'un conditionnement totalitaire qui, justement, donne aux décisions des conditionnés la couleur voulue. Oui, nous avons une réponse individuelle, personnelle, qui nous est propre, aux sollicitations de l'environnement, mais il est excessif de la prétendre libre. On comprend donc facilement comment un individu, un groupe, un État, une religion, une idéologie peuvent influer sur le fonctionnement de ce supposé libre arbitre.
Quant à l'usage de ce libre arbitre, c'est la seconde étape qui permet à l'homme d'affirmer sa liberté. Là aussi, bien des contraintes sont à l'œuvre, souvent utiles d'ailleurs, pour en limiter l'exercice, allant de la contrainte violente à la douceur la plus persuasive. Le vieil adage qui affirme que notre liberté s'arrête là où commence celle des autres, par exemple, est plein de sagesse dialectique ! Le livre, à travers l'histoire du sauvage, nous rappelle tout cela.
 
Le bonheur
 
Le roman aborde aussi un autre concept essentiel à l'histoire humaine, le bonheur. C'est d'ailleurs, à mon avis, le point le moins réussi du livre. La société idéale qu'il propose se fonde sur un bonheur consumériste, végétatif, tant chez les classes alpha que chez les autres, toutes judicieusement conditionnées pour cela. On me permettra de douter qu'une telle situation ne soit possible ni, surtout, durable, tant l'évolution a placé au fond du cerveau de tout être vivant des mécanismes bien protégés de défense et de curiosité, sans lesquels toute vie aurait disparu.
Il n'en reste pas moins que le contenu du bonheur est ce qui motive et justifie la majorité des aspirations des groupes humains, sans peut-être aller jusqu'au bonheur national brut que le Bhoutan s'efforce d'optimiser. Or cette définition, démocratique ou non, du contenu du bonheur, de ce que désire un peuple, est la clé de voûte de toute politique. Notre classe politique actuelle ne l'a-t-elle pas un peu oublié, elle qui tente souvent en ce moment d'unifier les hommes sur les malheurs qui les unissent ?
 
Voici donc un livre très riche, facile à lire, dont le poids dépasse bien largement une intrigue un peu difficile à croire, néanmoins entraînante.