"Souvenirs (1914-1933)"

Peu de livres m'ont autant impressionné que celui-ci. Il raconte, à travers le récit de la vie d'un jeune Allemand de 1914 à 1933, comment pas à pas son peuple a accepté et justifié l'inacceptable. Comment après avoir lâché son contrôle sur le respect de sa vie privée, sur le droit, sur la liberté d'expression, sur les contre-pouvoirs qui assurent le fonctionnement d'une démocratie, il s'est livré de bon cœur à un tyran qui a très vite rendu tout retour en arrière impossible et fait taire tout débat.
 
Il montre d'abord que le peuple allemand n'a pas été violé par son tyran. Certes, à l'avènement d'Hitler, une majorité faible ne lui était pas favorable, mais elle était dans un état de dispersion politique totale. Plus de 45% des électeurs voyaient un homme d'État digne de les représenter dans Hitler ! Qui ne rêve pas d'un tel soutien dans nos démocraties actuelles ? Hitler, son nationalisme, sa promesse d'ordre et d'un État fort, sa prise en charge des aspirations à la violence de la jeunesse, sa volonté de revanche, son antisémitisme, tout cela plaisait et lui a réussi.
 
L'auteur propose d'ailleurs un élément contributif à la compréhension du succès du nazisme. La génération née avec le XXe siècle avait eu l'occasion d'une excitation permanente pendant la guerre de 14-18, sans en comprendre ni en subir l'horreur. Bulletins de victoires, déplacement de troupes, attaques et contre-attaques, la vie était passionnante pour un gamin de 10 à 15 ans, dispensé par la guerre d'intérioriser les règles d'une société en paix ! Lorsque cette génération a atteint une trentaine d'années, le spectacle de la république de Weimar, la première expérience démocratique allemande, était synonyme de confusion et d'ennui après les folies monétaires et sociales de 1920. Le nazisme a su jouer là-dessus et proposer des perspectives exaltantes à ces frustrés de l'action.
 
Le livre est truffé de réflexions, souvent profondes, sur l'effroyable mécanisme de la nazification, qui valent d'ailleurs pour toutes les dictatures.
L'une, par exemple, est que la simplicité puérile des idées avancées en fait leur valeur politique, sans égards à leur contenu de vérité, d'applicabilité ou d'efficacité. Tout un chacun peut les comprendre et face à elles, la précision, la pondération, la nuance sont disqualifiées. Voilà qui condamne sans appel toute démocratie directe et en fait l'antichambre de la tyrannie. Voilà pourquoi, particulièrement en France, l'élection d'un président au suffrage universel est une faute.
Une autre est l'abus du sport, comme alternative (et préparation ?) à la guerre.
Citons aussi l'empiètement progressif de l'État dans ce qui, jusque là, relevait du cercle privé et donc confidentiel. Cette tendance s'est largement poursuivie depuis.
 
Un autre aspect fascinant du livre est la fabrication du nouveau nazi. Enveloppante, progressive, la méthode ne laisse personne passer à travers les mailles du filet. L'oppression, conduisant à une solitude inquiète, empêche tout citoyen d'échanger ses pensées. La peur et l'obéissance à des ordres parfois abjects contraignent le non-croyant à cet avenir radieux. L'exil devient la seule alternative, quelle que soit l'affection portée à sa culture, à sa vie nationale.
 
Tout cela est magnifiquement évoqué par ce récit autobiographique de l'auteur. C'est d'ailleurs le fait qu'il s'agit d'une vie réelle, racontée sans emphase et avec intelligence, qui nous touche. Tout y est incarné, factuel. Les réflexions théoriques habituellement faites sur cette page dramatique de l'histoire nous sont épargnées. L'auteur a vécu et souffert ces événements, nous les raconte et partage avec nous ses interrogations, ses questions, ses convictions. 
 
Le récit prend fin en 1933 et ne sera publié qu'en 2000, après la mort de l'auteur. Qui peut affirmer aujourd'hui être à l'abri de tout cela ? Qui peut affirmer que nos citoyens en 2022 ne sont pas lassés des démocraties où ils s'ennuient, prêts à donner leurs cœurs et leurs âmes au prochain enchanteur ? Ce livre écrit en 1933 est incroyablement actuel, car il montre que l'appel de ce trou noir de la vie publique n'a rien perdu de son charme.
 
Babel (2000), 437 pages