" A la lumière de son histoire littéraire"
La Russie nous obsède parce qu'elle est militairement nucléarisée. Elle nous révulse en commettant les mêmes actes que les alliés ont d'ailleurs commis en 40 (destructions massives civiles : Berlin, Dresde, Hambourg, Hiroshima, par exemple), mais que nous croyons passés de mode. Elle nous hérisse parce qu'elle est différente de nous et qu'elle est un Empire, vacillant d'ailleurs, et que nous sommes convaincus que notre démocratie, malgré son individualisme forcené et ses souplesses spirituelles et morales, est "l'avenir du genre humain". Elle nous fait peine, parce qu'elle est en train de tout rater, son économie, sa gouvernance par la violence, sa vie intellectuelle par la fuite de ses meilleurs cerveaux et ses rituels comiques du Kremlin. En réalité, nous ne la comprenons pas. Ce bref livre, justement, apporte une vision nuancée originale en extrayant de la littérature russe la substance profonde de cet Empire et de son peuple, en dépit des barrières que tous les régimes russes ont mises à la liberté d'expression. Passionnant et enrichissant.
Nous oublions toujours que la Russie n'est pas une nation. Elle est, comme le serait notre cher pays s'il n'avait pas uni des provinces ennemies par la force, un conglomérat de régions, de langues, de coutumes, de religions diverses dispersées sur un espace difficilement contrôlable. Alors comme nous le fîmes, elle impose sa langue, ses mœurs et sa vision par la force, ce dont, semble-t-il d'ailleurs, la littérature parle assez peu. A-t-elle tort de faire ce que, en d'autres temps, nous avons fait ?
Ce dont parle en revanche cette littérature, comme le montre si bien le livre, est la permanence des valeurs qui animent la pensée russe : amour du pays, solidarité humaine, conscience de l'immensité, mais aussi soumission obéissante au destin, au chef, à l'église et passivité. Et même si des tentatives de débat sur ces valeurs ont eu et ont encore lieu, elles ne trouvent pas leur place dans cette société dont l'autorité gouvernante bloque la libre expression. Alors, les meilleurs s'en vont à l'étranger ou finissent dans les camps.
Parmi les questions subtiles que pose ce livre, l'une me touche particulièrement. Est-ce le peuple et la passivité qui résultent de ses valeurs, qui ont conduit à cette situation, ou est-ce l'action des multiples autocrates qui se sont succédé qui a fait ce peuple et ses valeurs ? Car si le premier point s'avère juste, la démocratie perd beaucoup de sa superbe ! Et d'ailleurs, ne percevons-nous pas, chez nous, les limites et les risques de ce système lorsqu'il se dévoie ? Citons par exemple les droits de l'homme (et de ses turpitudes) sacralisés aux dépens des devoirs collectifs, une vision à court terme, un droit de posséder sans limites, mais aussi sans responsabilité, des institutions en perte de respectabilité, etc., quand le peuple, libre et consulté, a tous les moyens d'éviter cela ?
Et, même si la Russie se trompe, s'enferme dans des visions incorrectes et s'enfonce, jusqu'où doit aller l'usage de la force et quelle négociation permettrait qu'un nouvel équilibre s'installe ? Le livre pose cette question et propose à la fois une ligne possible de propositions et quelques conseils d'intervention aux intellectuels de ce pays, y compris ceux qui l'ont quitté. Il faudra bien qu'un jour, une solution se dégage. Un livre utile, qui contribue avec élégance à notre réflexion sur le drame actuel.
Les Éditions de Paris (2024), 78 pages