Ce très court livre n'est pas un essai, une réflexion aboutie, mais un récit de faits majeurs concernant notre vie politique, particulièrement internationale, mais pas seulement. Sous nos yeux, souvent ahuris, le monde change, après plus de 50 ans de paix relative, dominée par la confiance dans la raison et la douce démocratie. L'auteur, fort de son expérience politique, expose ici à travers ces courts récits, le retour d'un monde où l'homme (le prédateur) reprend le pas sur les institutions, récits auxquels il ajoute ses remarques, toujours dignes d'attention. Il nous rappelle d'ailleurs que l'histoire a toujours eu de tels allez-retours et que les prédateurs sont un moteur puissant de son évolution. Mais, aujourd'hui, les outils de leur prédation ont bien changé et le digital nous envahit. L'auteur exprime ainsi une inquiétude profonde face à la réduction de l'humain à ses données et aux manipulations qui peuvent en résulter avec l'usage de l'IA. Un livre sombre, mais peut-être trop ?
Les prédateurs
Nul ne peut douter de l'arrivée dans notre monde politique de prédateurs autocrates qui soumettent règles, lois et institutions à leur instinct et à leurs ambitions. Ceux qui en doutaient encore, malgré Poutine, MBS, Milei, Boukele du Salvador et tant d'autres, ont cessé de s’interroger à l'arrivée de Trump. Ces chefs ne sont pas des fous, même si leur comportement est hors norme et nous choque ; ce sont les mêmes prédateurs instinctifs, violents que ceux qui ont fait l'histoire et son évolution. Les périodes stables sont l'exception et elles finissent souvent sous les coups des prédateurs, comme le montre l'auteur avec la république vénitienne par exemple. Machiavel et les Borgia sont de retour.
Les prédateurs digitaux
Le fait nouveau, et c'est un fait inquiétant, est l'arrivée d'un type de prédateur nouveau, engendré par la technologie digitale, comme les dirigeants des Gafas, Musk ou Jack Ma. Tant qu'ils ont soutenu les pouvoirs en place (les démocrates aux USA), ceux-ci les ont choyés et laissés croître sans contrôle pour devenir ce qu'ils sont de nos jours, incontrôlables, d'une richesse indécente et donc incroyablement fort. Les dirigeants ont oublié que ces conquistadors de la Tech ont pour objectif de se débarrasser des élites en place qui les gênent, pour faire advenir leurs désirs avec l'usage de cette Tech. La Chine au contraire a perçu le danger et y a mis un frein. Nous nous retrouvons presque dans la situation qui fut celle de l'avènement du nucléaire et qui avait conduit Robert Oppenheimer à réclamer fermement que cette technologie reste pour toujours entre les mains des États et non du privé. Imaginons un instant un milliardaire mal intentionné, détenteur de la bombe A ? Ne sommes-nous pas, avec le digital et particulièrement l'IA, dans une situation analogue, engendrée à la fois par la dangerosité du process et la puissance de ces prédateurs plus riches que des nations ? C'est un grand mérite de ce livre que de dire cela, clairement, en donnant un exemple avec la situation de Waze et de son mépris de tout ce qui n'est pas son objectif unidimensionnel. Et, pour faire ce ménage, sans doute faudra-t-il aussi un prédateur politique ? Les démocrates US en ont été incapables et ont même fait le contraire.
Et les réseaux dits sociaux ?
J'ajouterai à titre personnel que l'IA n'est pas pour moi la seule source de craintes. Les réseaux dits sociaux ont perverti la qualité de l'information par leur usage partisan et sèment le chaos, terreau des prédateurs, avec leur diffusion de contre-vérités. Un terme devra être mis à cela et ce n'est sans doute pas les douces démocraties qui y procèderont, écrasées sous leur incontinence réglementaire, en particulier climatique, et la mise en avant des multiples droits des minorités qui sont leur préoccupation essentielle. Que seraient les bouffons de LFI sans le Hamas ? Et ceux du RN sans les immigrés ?
Un livre de notre temps, qu'il faut lire
Au-delà de ses réflexions centrées, l'auteur nous fait souvent partager des remarques pertinentes liées à son expérience et tournant toutes autour du jeu du pouvoir. Citons par exemple la recette du succès politique (page 93), ou cette réflexion si juste que le rapport le plus avantageux avec un monarque est d'être en légère disgrâce (page 101) ! Et, par-dessus tout, on ne peut qu'être frappé par le fait qu'en dépit d'une réaction d'inquiétude et même de répulsion face à ces prédateurs, l'auteur ne les condamne jamais, sans doute conscient de leur rôle inéluctable dans l'histoire. Y aurait-il un temps pour la démocratie qui administre, et un autre pour les prédateurs qui font avancer les choses ? Que serait, par exemple, notre patrimoine sans les caprices coûteux des rois, des ducs et autres oligarques civils et religieux, dont les palais, cathédrales et autres commandes dispendieuses ne relevaient pas d'un choix démocratique ? Soyons prêts et vigilants, plutôt que râleurs, pusillanimes ou aveugles aux limites de notre organisation politique, autant que face aux dangers de celle qui vient.
Gallimard (2025), 152 pages