Ce roman glacial, brûlant d'actualité, peut faire frémir. Il dissèque, impassible et avec élégance, la réponse autoritaire russe à l'usure de la démocratie occidentale. Il laisse la parole à un personnage de fiction, VB, inspiré de l'éminence grise de Poutine et qui, en une nuit, se raconte et raconte son "tsar". Un livre passionnant, éblouissant, cynique et brutal, magnifiquement écrit, presque convaincant et qu'on ne lâche qu'après avoir lu le dernier mot. Et avec les conclusions duquel je suis en désaccord, présentées comme une prophétie par VB à la fin du livre. Je suis convaincu que la faiblesse actuelle de la pensée politique est la mère d'une telle régression et que cette pitoyable situation peut se redresser. Voici pourquoi.
 
Le populisme rampant
 
Une précision, d'abord. Même si la Russie joue sans réserve la partition autoritaire, près de la moitié des dirigeants politiques du monde ont ressenti un même besoin et ont joué un scénario analogue. Il ne s'agit donc pas d'une dérive locale, mais d'une vague de fond avec laquelle les USA de Trump, eux-mêmes, ont flirté. Car la réponse autoritaire est une vraie réponse politique, généralement conservatrice, fondée, comme le montre le livre, sur une demande populaire et que l'histoire a largement pratiqué. Elle répond à une attente d'ordre, de partage, de vision claire d'avenir, d'autoproclamation du génie insurpassable de la communauté. Retour brutal du nationalisme, assaisonné de racisme et de mépris. Et non seulement le peuple le demande, mais il en approuve aussi les conséquences. Poutine est plébiscité ; son spectacle est réussi. Il ne s'agit donc pas d'une réponse à la situation actuelle, situation engendrée par un monde en évolution, mais d'une fuite vers les solutions de facilité anciennes. 
 
La fabrique du tyran
 
Le livre est remarquable quand il montre comment VB va peu à peu orchestrer, mettre en scène, ce qu'il appelle la verticale du pouvoir, c'est à dire la déification du pouvoir de Poutine, avec ses rites, ses courtisans, ses cadeaux, ses milices, ses mensonges et ses exécutions. Ce qui nous est présenté là comme une voie nouvelle me semble au contraire un retour au passé chaotique et sanglant, particulièrement celui du XXe siècle. Nous ne sommes donc pas vaccinés contre les tyrans. On peut espérer que la sinistre prophétie finale, très sombre, soit celle d'un homme vieillissant fermé sur soi qui invoque une inévitable fatalité comme excuse d'avoir consacré sa vie au mal, voire au pire. 
 
Le peuple ne fait pas la démocratie
 
C'est une parodie de démocratie que vit ce peuple, privé d'information et de liberté et ainsi livré à son instinct et aux prêches du pouvoir absolu qu'il plébiscite par son vote. Tous les dictateurs connaissent cette recette qui tient tant que le pain et le cirque sont là. Le soviétisme n'est pas mort de ses idées, mais de sa faiblesse économique et c'est le chemin que prend à nouveau la Russie actuelle en attendant de changer de maîtres. Non, la satisfaction du peuple ne signe pas la démocratie ; le "Meilleur des Mondes" n'est pas la démocratie. Il offre un bonheur indigne et fragile.
 
Une solution qui évite de réfléchir
 
Nous vivons en ce moment dans le monde entier une dangereuse fascination pour ces solutions qui donnent au peuple, qui peut vite devenir une meute, un pouvoir sans filtres. La proportionnelle, l'élection au suffrage universel du président, le recours à des référendums en sont des exemples agités par les extrêmes et que souvent le pouvoir actuel avalise. C'est le chemin rêvé des dictateurs qui éliminent ainsi les contre-pouvoirs et les institutions qui, eux, sont les garants de la démocratie. Il leur reste à orienter par la propagande, le formatage des enfants et si nécessaire par les camps, le contenu de ce que doit croire la meute. Laquelle, sous le dictateur, va perdre la liberté qu'elle croyait conquérir.
 
Retour au passé
 
Les propos du narrateur, en dépit de sa brillante rhétorique, ne présentent donc en rien une nouvelle voie, mais bien au contraire un rétroviseur borné. Les démocraties actuelles se sont souvent transformées en gestion des affaires courantes et ont oublié qu'elles ont le devoir de proposer une évolution de leurs institutions pour accompagner l'évolution des conditions de vie des citoyens. Le monde, enrichi, bouleversé par la révolution informatique et celle de la santé, entre autres, perçoit que le fonctionnement démocratique actuel n'est plus adapté et se réfugie dans des solutions du passé, comme la Russie de Poutine. Nationalisme, violence, religion, etc. Qui peut trouver là une solution d'avenir ? Penseurs politiques, le monde vous attend. Ne tardez pas trop !
 
Les occasions perdues
 
Ce livre est passionnant, car il fait percevoir les occasions manquées. La crise que la Russie a traversée à la fin du soviétisme a été terrible, mais ouvrait une fenêtre que l'occident n'a pas su saisir. La Russie s'est réfugiée dans son passé, comme un animal blessé va crever dans son terrier. Le récit de VB est fascinant et émouvant. Ni ce grand pays ni l'occident aveugle ne sortent grandis de ce passé récent, dont l'abcès éclate en Ukraine. Existe-t-il un antibiotique actif ? Les animaux malades sont dangereux !
 
Voici donc un livre qu'il faut absolument méditer, car il nous rappelle qu'existe un danger qu'il ne tient qu'à nous d'écarter par un effort de réflexion politique pour retrouver une façon de vivre ensemble digne et adaptée à notre temps. Saurons-nous, dans un délai raisonnable, rendre leur éclat à la démocratie et la liberté ?
 
Gallimard (2022), 281 pages