Ce livre raconte de manière très simple et avec des exemples convaincants comment fonctionne notre cerveau pour construire à l'aide de concepts, notre rapport au monde réel. En particulier, encore enfants, nous devons établir de tels concepts (l'exemple de l'éléphant est remarquable !), nommer les objets ainsi conceptualisés et apprendre à les reconnaître. Et nous le faisons facilement ! Alors que se passe-t-il avec les mathématiques, dont le processus d'apprentissage est le même et où les résultats sont moins spectaculaires ? C'est l'objet de cet essai, très riche et profondément original.

Pour avoir réussi dans cette discipline et consterné de si nombreux échecs autour de lui, l'auteur développe ici la conception d'une activité presque physique lorsque nous abordons les mathématiques. La priorité est alors pour lui de développer une image mentale, sans doute imparfaite, de l'objet mathématique et d'améliorer cette image progressivement, comme l'enfant faisait en découvrant l'éléphant. La question n'est pas seulement d'apprendre, mais d'intérioriser les images mentales jusqu'à l'évidence, en utilisant notre plasticité cérébrale. C'est cela qu'il nomme comprendre. C'est aussi en cela qu'il s'agit d'une activité physique, un apprentissage, qu'il reproche à l'enseignement actuel de ne pas pratiquer.
 
Cette méthode n'est pas une découverte absolue et l'auteur montre bien comment Galilée, Descartes ou d'autres en avaient déjà évoqué la pertinence. Mais alors, pourquoi en était-on resté là ? Je noterai aussi trois autres questions inspirées par cette lecture.
D'abord, les processus mentaux cités en exemple (comme l'éléphant) portent tous sur la création de concepts à partir d'objets réels. Jusqu'à quel point les objets mathématiques, moins directement réels, peuvent-ils être traités de la même façon ?
Cette méthode a d'abord été développée par l'auteur pour son métier de chercheur en mathématiques. Peut-elle être employée avec le même succès chez des débutants ? Une expérimentation de cette thèse me semble indispensable, avant de la lancer dans l'enseignement des mathématiques.
Enfin, il me semble que cette introspection mentale décrite ici bénéficie d'une expérience, comme celle du chercheur. De quels acquis un débutant doit-il disposer pour jouer gagnant ?
 
Il n'en reste pas moins que le livre apporte des éléments de réponse passionnants aux questions posées par les mathématiques et leur emploi. Il montre bien comment les mathématiques sont un outil qui conceptualise le réel et cela seulement, dans notre cerveau humain. Ceci nous aide d'ailleurs à comprendre pourquoi les objets mathématiques utilisés en physique permettent des prévisions d'une telle précision. On peut presque dire que les mathématiques sont un calque du réel. Il montre aussi à quel point un langage propre est nécessaire, d'une précision absolue. J'espère que vous savourerez, comme moi, combien, au contraire, le langage courant est incapable de cela par structure, en essayant de définir un éléphant !
 
Au-delà des mathématiques, c'est aussi un ouvrage de philosophie qui nous apporte des pistes originales. J'en citerai seulement une. Sans jouer avec les mots, je dirai qu'il fait comprendre ce que signifie comprendre et combien apprendre peut parfois s'opposer à comprendre. Et il nous dit que même si nous n'avons pas réussi à apprendre les mathématiques, cela ne préjuge pas notre incapacité à les comprendre.
 
Enfin, on appréciera, entre autres, le chapitre portant sur quelques similitudes entre le fonctionnement du cerveau et celui de l'"intelligence artificielle". Similitudes, seulement !
 
On découvre dans cet essai presque subversif un livre riche, ouvert, qui donne envie d'en savoir plus. Une grande réussite.
 
Seuil (2022), 368 pages