Une nouvelle histoire de l'humanité

La longue histoire de l'humanité est-elle ce que nous racontent Rousseau ou Hobbes ? Présente-t-elle un fil évolutif conduisant inéluctablement à l'état actuel ? L'arrivée de l'agriculture est-elle synonyme de propriété privée et d'inégalités ? Et l'apparition des villes, de structures de pouvoir ? Les données recueillies ces dernières années conduisent les auteurs à répondre négativement à chacune de ces questions. Ils en profitent aussi pour égratigner au passage mille "vérités" établies, comme la paternité de la démocratie au monde occidental, quand la Constitution des USA y voit un danger !
Un livre passionnant, lisible par tous avec un petit effort, sans doute pas exempt d'aprioris, mais ayant au moins le mérite de fournir un antidote à la tristesse politique contemporaine, enfermée dans ses croyances et mauvaises questions, comme celle des inégalités ou de l'absolue perfection de notre modèle démocratique.
 
Remise en cause d'une théorie
 
On conviendra que remettre en cause la théorie actuelle d'une évolution historique des civilisations (cueilleurs-chasseurs, agriculteurs, propriété et structures inégalitaires liées à sa préservation, apparition des villes et de leurs structures d'ordre, des États et leurs clans, tribus, chefferies, etc.) est une tâche difficile. Cela pour deux raisons principales :
- Cette théorie donne du sens à l'évolution des sociétés qui marchent ainsi linéairement vers le progrès.
- Et, s'il en est ainsi, la civilisation occidentale, en avance, est le modèle inéluctable.
Détrôner ce mythe est donc aller contre de nombreux intérêts !
 
La liberté ?
 
Le livre s'attache dès le début à un concept fondateur, celui de "liberté". Il rappelle par exemple que les jésuites la qualifiaient de "blâmable" quand elle ne se conformait pas aux principes de leur livre sacré. Or, il apparaît justement que bien des civilisations originelles avaient soin de préserver cette liberté d'action et de se protéger contre toute tentative de certains hommes de s'enrichir ou d'imposer leur loi, celle des dieux ou celle des hommes. Nous sommes loin de la "liberté devant la loi", autre façon d'appeler une forme de soumission à un pouvoir. De même, il est prouvé que les structures hiérarchiques existaient çà et là bien avant l'apparition de l'agriculture et donc avant le besoin de sécuriser la propriété et les excédents de production agricole ! Les sociétés originaires égalitaires comme modèle d'origine unique relèvent donc du mythe.
 
Le péché agricole ?
 
Le livre montre aussi qu'il n'y a jamais eu de basculement brutal du modèle cueilleur au modèle agricole. Il y a eu allers-retours, cohabitation, mais pas évolution inéluctable. De plus, il apparaît qu'une agriculture légère était déjà pratiquée avant -10 000. Il montre aussi que les sociétés de cueilleurs disposaient de ressources excédentaires et disposaient ainsi du temps libre et des moyens nécessaires à des activités collectives comme la construction de monuments ou de villes, sans négliger les structures d'organisation que cela entraîne. Ces dernières ne paraissent donc plus comme une conséquence de l'arrivée de l'agriculture, comme le pose le modèle évolutionniste standard.
 
Ville = hiérarchie ?
 
Les acquis de l'archéologie en matière d'urbanisme montrent aussi que l'existence de villes n'est pas synonyme de pouvoir hiérarchique organisé. Il existe des villes, comme en Amérique amazonienne, sans temple ni palais, impliquant donc une organisation décentralisée. Il y en a d'autres qui, comme Teotihuacan, choisirent de passer d'un système guerrier et religieux centralisé à un système autogéré vers -300.
En effet, les systèmes sociaux n'avaient pas la rigidité que nous leur connaissons de nos jours. Des modifications, par exemple en fonction des saisons, ou des expérimentations étaient courantes, signifiant évidemment une plus grande indépendance vis-à-vis de la collectivité que ce que nous connaissons aujourd'hui.
 
La danse des États
 
Autre chapitre majeur de ce livre, celui concernant l'arrivée d'États dans des organisations sociales qui, bien souvent, s'en passaient jusque là. On peut considérer qu'un État est aujourd'hui la combinaison de trois principes, le contrôle de la violence, celui de l'information et le charisme du chef. Or, les recherches montrent d'une part que de nombreux États ne se fondaient que sur un ou deux de ces principes et que, d'autre part, aucun sens de progression vers leur adoption globale n'est décelable. Les allers-retours ont même souvent eu lieu.
 
En conclusion, cette vaste fresque met en question bien des certitudes actuelles sur les structures sociales et sur l'usage de la liberté que l'auteur définit comme liberté de s'installer ou de se déplacer, liberté de refuser des ordres, liberté de changer d'organisation sociale. Elle permet de conclure ainsi que notre "démocratie" ne réunit pas ces critères.
Elle montre aussi que le schéma standard d'évolution des sociétés est faux et surtout occulte une part immense de notre histoire humaine et des modes de fonctionnement sociaux extraordinairement variés qui ont été expérimentés.
Peut-être serait-il aussi utile de recommander la lecture de ce travail considérable à nos dirigeants quand, à l'évidence, le modèle social actuel dominant présente des faiblesses significatives et voit les hommes commencer à s'en détourner dangereusement ? L'imagination politique devient une urgence !
Un livre essentiel.
 
Les Liens qui libèrent (2021), 745 pages