Je ne sais pas si l'on doit lire ce récit incandescent. Il est des vérités si douloureuses qu'elles paralysent la raison sans laquelle les passions, seules, mènent la danse jusqu'au prochain crime. Le sang appelle le sang ; les dieux s'en nourrissent et en redemandent, sans pour autant apporter la paix. Comme le dit l'auteur, "parce que Dieu ne suffit pas..." Dieu, cette image rêvée de la folie d'absolu des hommes. Non, il ne suffit pas. Alors, quand certains hommes commettent en son nom des massacres abyssaux, d'autres excusent les hommes pour ne pas avoir à excuser Dieu. Être victime devient alors un péché et l'Aube, un crépuscule. Ce livre frémit de crimes et d'impuissance humaine.
L'intrigue est multiple. D'abord, elle nous entraîne dans le destin tragique d'une jeune femme de 26 ans qui, à 5 ans, a été mal égorgée par ceux qui voulaient amener le royaume de Dieu sur terre en Algérie, entre 1990 et 1999. Ils égorgèrent environ 200 000 personnes. Elle passa pour morte quand elle ne l'était pas et une trachéotomie lui permit de survivre. À ce drame personnel s'ajouta celui que par décision d'État, sa blessure ne pouvait être qu'accidentelle (lois de réconciliation), la chargeant ainsi de la responsabilité de son sort et de l'incapacité à faire entendre la vérité. Sa souffrance est ainsi décuplée par l'impossibilité de partager son drame et sa cause, la plongeant dans une terrible solitude. Ayant été mise enceinte dans un courant d'air, elle hésite à donner la vie dans un tel monde. Quelques rencontres heureuses apporteront un soutien, quand le souvenir du couteau du barbu sur son cou la hante encore. On ne peut que souffrir avec elle au cours des longues ruminations poétiques du récit, parfois presque illuminées.
L'intrigue porte aussi sur la condamnation voilée des religions, ici de l'Islam, qui ne peuvent pas se dire immunes de ce qu'en leur nom, les fanatiques en font. L'interprétation des textes le leur permet et fait porter sur ces religions une responsabilité qu'elles ne peuvent pas éluder. L'auteur aborde cela avec élégance et laisse la question ouverte, sans remèdes évidents. L'homme a tellement besoin de vérités ! Pour en dénoncer la fragilité, l'auteur ne résiste pas à une pirouette étincelante, celle de faire du barbu égorgeur du maquis un imam révéré, bénéficiant de la réconciliation, mais qui, pour arrondir ses fins de mois, vend de l'âne pour du mouton à l'Aïd et se fait prendre, comme un Al Capone au petit pied ! L'auteur dénonce aussi, en lien avec la religion, la situation faite aux femmes et les violences qu'elles subissent, soumises à l'homme, soumis à Dieu. Et rien ne semble évoluer vers leur affirmation dans le monde actuel.
Mais avant tout, l'intrigue est une longue complainte sur le drame qu'ont vécu les victimes de ces dix ans de terreur verte, niée par la loi. Ils sont obligés de côtoyer sans sourciller ceux qui, hier, ont décimé leurs proches au couteau sous leurs yeux et à qui ces lois donnent l'impunité. Peuvent-ils se taire sans perdre la raison ? Aïssa, le juste, en fut bien près. Aube devint, elle aussi, presque folle d'angoisse, qui gardait dans sa mémoire incandescente l'assassinat de ses parents et l'agonie de sa sœur dans le lieu même où elle aurait dû mourir, elle aussi. Cela pouvait-il, devait-il être pardonné par un décret, même appuyé sur un référendum ?
L'écriture de tout cela, qu'un discours normal ne pourrait que trahir, est traitée ici dans une langue elliptique, poétique, presque lancinante parfois. Le lieu est incertain, le temps imprécis et la causalité mal assurée. Les mots coulent comme du sang qui pourrait être celui des autres dans un rêve innommable de déraison, appelant son contraire. Un livre étrange, difficile sous plusieurs motifs, courageux et à fleur de peau.
Gallimard (2024), 412 pages