Quel livre passionnant ! Françoise, la fille de Jacques Canetti, rend ici un hommage magnifique à un père qu'elle a admiré et avec qui elle a travaillé. Un homme qui a su non seulement détecter les talents de la chanson française d'après-guerre, mais aussi donner à ces talents les moyens et l'environnement nécessaires pour qu'ils s'accomplissent (concerts, enregistrements, édition, etc.). À travers cette biographie chaleureuse, c'est une tranche de notre passé culturel qui revit. Merci, Françoise !
 
Le ton est donné dès la page de couverture qui, à elle seule, résume le livre. JC, à gauche, invite Gainsbourg à s'ouvrir et à apaiser ses angoisses. Il le fait avec un regard direct, convaincant et en même temps plein d'amitié. Un léger sourire l'accompagne qui promet que tout ira bien. Brassens, au centre, confirme de son œil qui approuve, lui qui sait déjà ce que JC peut faire ! Ces échanges de regards sont la signature d'une relation vraie, humaine. Un chef d'orchestre affirmait même qu'ils sont la condition absolue de son métier. Quel chef ne fut pas JC !
 
La vie de JC (1909 - 1997) se déroule au sein d'une famille unie qui, en 1911, émigre de Bulgarie et se fixe à Paris en 1927 après plusieurs séjours européens. L'exil est une blessure que JC surmonte à son avantage. Le récit rend justice aux qualités insignes de cet homme. Non seulement il bénéficie d'un don pour découvrir les talents, mais il dispose des marques de l'entrepreneur pour les développer, comme la capacité de décision rapide fondée sur ses propres critères de choix en matière d'architecture harmonieuse des chansons, où musique, paroles, accompagnement doivent trouver un parfait équilibre dont il avait le secret. Sans doute ne se faisait-il pas que des amis, mais ceux qu'il avait le vénéraient.
 
Le livre met en évidence un autre facteur essentiel du succès des chefs d'entreprise, celui de ne pas construire leur stratégie sur l'accroissement de leur pouvoir et de leur richesse, mais sur l'accomplissement de leur rêve. Et, plus rare, sur leur capacité innée à travailler dans la zone d'efficacité maximale de leur don. JC le savait d'instinct et son choix de ne pas accompagner ses poulains au-delà de leurs premiers succès en témoigne. Quelle sagesse !
 
Mais, outre ce portrait si réussi, c'est toute l'histoire d'une part de notre patrimoine artistique, la chanson française, qui nous est proposée ici. De Henri Salvador à Jeanne Moreau en passant par Piaf, Brel, Reggiani,  Brassens, Gainsbourg, Béart, etc., tous les grands noms ou presque ont été produits par JC, alors qu'ils étaient inconnus. Le livre décrit avec une grande vérité tous ces moments de découverte, d'espoir, qu'accompagne bien souvent la joie du succès. Il montre aussi l'absolue nécessité du travail pour réussir, un travail sans qui "un don n'est rien qu'une sale manie", comme le chantait Brassens. Il souligne également le caractère éphémère de l'attente des auditeurs, dont la satisfaction est un acquis fragile. Quel plaisir en tout cas de se retrouver au milieu de cette aventure grâce au talent de Françoise, qui d'ailleurs continue à faire vivre l'œuvre de JC. Un livre à la fois enrichissant et émouvant.
 
L'Archipel (2022), 320 pages