L'agression militaire russe en Ukraine remet en question 70 ans de paix, paix que l'on pouvait naïvement croire acquise pour toujours en Europe. Alors que s'est-il passé ? Y a-t-il eu des erreurs commises ? Des promesses non tenues et des traités violés ? Peut-on aussi objectivement que possible comprendre la position des belligérants et dénouer des récits nationaux largement mythiques, mais souvent présentés comme des récits factuels ? C'est ce que ce livre propose, c'est-à-dire de rétablir autant que possible les faits historiques qui ont conduit au conflit actuel. Remarquable et très enrichissant.
 
Résumer cette histoire serait la caricaturer. Seule une lecture (et relecture) attentive apportera au lecteur les éléments du débat, les chausse-trappes étant fort nombreuses. Le monde impérial russien où les Russes ethniques sont minoritaires n'est pas la Russie, que l'on prenne ce mot sous le sens d'un état, ou sous celui, moins fondé, d'une nation encore en cours de création. 
On doit aussi toujours se souvenir que depuis le 13e siècle le monde russe a choisi son destin, formé ses élites et a été actif sur le théâtre des États. L'Ukraine, au contraire, a été la plupart du temps en tout ou partie dominée par la Pologne, la Lituanie et, bien entendu, le monde russe, perdant par trois fois ses élites culturelles et disparaissant de la scène internationale au profit de ses maîtres. Sans oublier le sort mouvementé de sa langue, souvent interdite par ses chefs, y voyant un vecteur d'émancipation.
 
Une autre différence historique fondamentale réside dans ce qui a constitué les ferments des récits nationaux en vigueur aujourd'hui. Bien entendu, Russie et Ukraine partagent une origine commune, la Rou's de Kyiv. Mais, d'un côté, une Ukraine (à pas variable !), proche des valeurs occidentales par son long contact forcé avec la Pologne et l'Autriche catholiques, et donc ainsi préparée à la philosophie libérale. De l'autre l'empire russien autocratique, plutôt fermé, embourbé dans une religion orthodoxe dont le premier souci n'est pas le progrès ni la démocratie.
Le choix de la guerre pour imposer ses valeurs face au risque de contagion des idées libérales et démocratiques a ainsi été fait par Poutine au lendemain du succès de l'Euromaïdan en 2014, conduisant à l'invasion de la Crimée et du Donbass, après l'intervention précédente en Géorgie en 2008 pour des motifs voisins.
 
On notera le rôle globalement négatif des religions à l'origine de rejets, de suspicions et finalement de conflits des peuples entre eux. Le monde orthodoxe redoute comme la peste l'ambition universaliste du catholicisme, en particulier polonais. Sans doute à juste titre, d'ailleurs ! Mais, pour s'en protéger, les cosaques zaporogues orthodoxes de la fin du 17e. siècle, créateurs du premier État national ukrainien, sollicitent alors la protection russe, y perdent leur indépendance et replongent la nation ukrainienne naissante dans la soumission à l'empire du "grand frère".
 
On notera aussi, si l'on ne le savait pas déjà, combien les traités sont fragiles et les protections dangereuses. L'autocratie russe a, dans ce domaine, battu tous les records, particulièrement dans les 30 dernières années. Les garanties d'indépendance et de fraternité données à l'Ukraine, avec l'aimable protection russe, ont été piétinées avec des prétextes tellement fragiles que la parole russe est, pour un temps, devenue sans valeur. Efforçons-nous de ne pas l'oublier lors des solutions qui seront apportées au conflit actuel.
 
Quand tout cela est dit, rien ne l'est encore. Seule la compréhension de cette histoire des "frères inégaux" permet une appréciation plus fine des espoirs et des chances des peuples ukrainiens et russes de construire, peut-être, une relation durable non dissymétrique. L'intention ukrainienne de fonder (enfin ?) une nation indépendante n'est pas discutable. Celle des Russes, de ne voir leur avenir qu'à travers l'empire éternel, ne l'est guère moins, au moins tant que Poutine et sa collusion avec l'orthodoxie dureront. Alors ? Il reste en effet quelques pages d'histoire à écrire. Ce livre passionnant nous aidera à les lire.
 
CNRS éditions (2017), 320 pages