Les phénomènes à évolution lente (10 ans ou plus) sont souvent peu ou mal perçus et ainsi n'acquièrent pas l'importance qu'ils méritent. C'est le cas de la profonde désindustrialisation et de l'effondrement du secteur primaire en France (agriculture et mines surtout), depuis les années 1980. Ce livre écrit fin 2021 tente d'une part d'en faire la mesure et essaie d'autre part de comprendre ce que sont devenus ces agriculteurs, mineurs et ouvriers dans le monde actuel. Le bouleversement est considérable et structurant politiquement, car ces métiers qui donnaient un sens à la vie sociale et à l'aménagement du territoire se sont évanouis pour laisser place à une majorité de fonctions de service, de commerce, de distribution, de loisirs, tous beaucoup plus éclatés et qui n'apportent pas la même cohésion sociale que les métiers disparus.
 
La covid et la guerre en Ukraine ont révélé les conséquences de ce désamour des activités productives. Ni la France ni l'Europe n'ont aujourd'hui les ressources autonomes pour construire un véhicule, une centrale, un médicament, une arme, un téléphone, etc. La liste est sans fin. Le rêve d'une mondialisation pacifiant les relations est mort, lorsque nos fournisseurs deviennent nos ennemis. La première partie du livre montre le processus qui a présidé à ce déclin, aux motifs économiques et idéologiques (cas d'Alcatel). La conséquence première est une dépendance stratégique au reste du monde, non seulement en ressources physiques (chimie, énergie, électronique, mines) mais aussi en ressources de compétences. Dans ce domaine, la France peut par exemple pleurer à juste titre sur son expertise nucléaire enfuie ! Sans parler d'Alcatel, Thomson, Lafarge, Pechiney, Alstom, Arcelor, etc.
 
Une autre conséquence de cette situation est une disparition de la classe moyenne qui caractérisait les métiers productifs. Un clivage profond s'installe entre les professions Bac+5 à hauts salaires, mobiles, internationales, multiculturelles et celles Bac+ 0 à 2, qui ont du mal à joindre les deux bouts, fragiles, avides de protection. Les conséquences politiques, analysées tout au long du livre et dans la conclusion, sont inquiétantes pour la stabilité d'une société qui se divise et où le "vivre ensemble" perd ses raisons.
 
Le livre examine également les conséquences de ces faits sur l'aménagement du territoire, passant en revue les mécanismes de la désirabilité des sites français en fonction de critères multiples liés à cette évolution. Là aussi, une logique de division s'installe, qui prend la relève des précédentes et apporte des facteurs explicatifs incontestables à des événements comme ceux des "gilets jaunes".
 
Il passe aussi en revue un facteur important de notre évolution sociale (et économique), à savoir la création continue d'un "mille-feuille culturel", partiellement due à la globalisation. Il en est de même pour les activités spirituelles qui se débarrassent progressivement de la tradition. Là aussi, l'individualisme roi, cause autant que conséquence, apporte sa contribution. Où est alors l'unité de nos sociétés qui ne partagent plus grand-chose ? Une idéologie toxique, fermée, totalitaire, comme celles du 20e siècle, ne risque-t-elle pas d'en profiter ? Je partage à ce propos cette remarque d'Elias Canetti :"Je hais les gens qui établissent rapidement des systèmes ; je veillerai à ce que le mien ne se ferme jamais totalement". L'écologie politique n'en est-elle pas déjà l'embryon ?
 
Un livre bien documenté, passionnant et peu rassurant, mais qui, peut-être, oublie la capacité des humains à faire face et à inventer des solutions à leurs problèmes, même s'ils n'y réussissent souvent qu'à travers la violence. Nous ne sommes pas nés d'hier.
 
Seuil (2021), 492 pages