Ce roman, extrêmement original, se déroule d'une manière éclatée dans l'espace et le temps, autour de personnages qui en assurent l'humanité, tous soumis à des épreuves allant de la prise de Constantinople à un voyage spatial avorté, en passant par un attentat terroriste écologique. Une subtile unité les lie cependant, par leur contact intime avec un texte grec mystérieux qui structure une partie de leurs vies par l'espoir qu'il apporte. Mais tous souscrivent en fin de compte au poème de Joachim du Bellay, "Heureux qui, comme Ulysse" qui, après avoir beaucoup rêvé, retrouve sa terre natale et le bonheur. Un très gros livre, un peu trop peut-être, mais qui ne lasse jamais notre curiosité.
L'auteur américain, prix Pulitzer 2015, fait ici preuve d'un talent exceptionnel. Les brefs récits (quelques pages au plus) qui se succèdent sont des échantillons d'espace et de temps, sans ordre chronologique strict. Il y pourrait y avoir de quoi décourager tout espoir de s'y retrouver, sauf à remplir un cahier de notes ! Or ce n'est absolument pas le cas, sous la réserve de lire ce roman avec une certaine intensité. C'est bien là que le talent de l'auteur se manifeste, qui démultiplie ainsi les attentes des lecteurs, qui se soucient du destin d'Anna ou de Seymour aussi bien que de celui de Konstance ou de Zeno. Une progression dont l'harmonie ressemble parfois à celle d'un kaléidoscope !
L'idée d'unir ces personnages par leur contact intime avec un texte grec imaginaire est merveilleuse. Ce texte poétique est un manifeste de l'espérance folle des hommes, de tous les hommes, de rejoindre un jour un paradis de l'abondance et de la sécurité. Le récit montre combien le chemin qui devrait y conduire est périlleux et ne peut qu'aboutir à l'incohérence et à la désillusion s'il est pris pour autre chose qu'un rêve, qu'un guide. Chaque personnage, à sa manière, vivra ce rêve par ses actes et aboutira aux mêmes conclusions, celle du poème de du Bellay, qui est d'apprécier ce qui est tout en laissant au rêve un rôle d'entraînement, sans qu'il prenne pour autant la place du réel.
Et, ainsi, chacun de ces voyageurs se sera formé à travers l'exercice de cette quête et aura acquis expérience et sagesse, qu'il soit Byzantin du 15e siècle, paysan du 20e ou astronaute du 21e. Merveilleuse unité de l'espèce à travers les lieux et le temps ! L'auteur rend en particulier un hommage marqué à ce qui permet cet envol formateur, à savoir les livres, leurs écrivains, aussi bien que les libraires et les bibliothèques qui les font découvrir.
Alors, si l'on a le souffle pour lire les quelque 700 pages du roman, il me semble difficile de ne pas ressentir, comme ce fut mon cas, une profonde sympathie pour ce qui y est exposé, pour le message positif d'espoir qu'il contient et pour son mode d'emploi pragmatique des rêves. Un très beau roman.
Albin Michel (2022), 694 pages
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :
Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la doulceur angevine.