Ce roman est sans doute un de ceux qui m'ont le plus impressionné. Par le biais d'une intrigue à tiroirs assez puissante pour nous tenir alertes, il pose la question de notre perception du temps et de notre capacité à mener notre existence dans son flux sans fin. Sans oublier que le temps est l'ingrédient clé de la causalité (à laquelle, seules, les sorcières échappent !), c'est-à-dire de la responsabilité des hommes vis-à-vis d'eux-mêmes et des autres. Une promenade sensible et intelligente qui m'a enthousiasmé.

 

Bien entendu, la question restera sans réponse, mais le fait de la poser, en comprendre tous les aspects nous arme face aux charmes et aux méfaits du temps. D'autant plus que l'objet physique "temps" a été malmené par la science depuis une centaine d'années. D'un universel, il est devenu local au point que nos pieds et notre tête ne vivent pas dans un temps identique ! Pire encore, puisqu'aux dires de certains physiciens, nous n'aurions plus besoin de la variable temps pour décrire l'univers. Pourtant, nous mesurons combien le temps, même si nous ne savons pas en donner une définition précise ni même s'il existe, est un ingrédient majeur de notre vie, laquelle a un commencement et une fin et est constituée d'événements dont l'enchaînement n'est pas arbitraire.

Tout cela est remarquablement intégré au roman où une écrivaine raconte son passé, quarante ans plus tôt, un passé toujours constitutif d'elle et de son présent, mais augmenté de ce que ces quarante ans ont ajouté. Mais ce passé, le connaît-elle vraiment ? Elle n'en a que la trace dans le présent, même si un journal de l'époque est une aide précieuse, quoique sujet à caution, car écrit après ce qu'il rapporte et nécessairement sélectif. Et puis, les ressassements d'événements anciens que nous avons tous, ne sont-ils pas une sorte de refus que le temps passe, de lutte orgueilleuse contre la causalité ? La narratrice nous fera partager ces nœuds de temps qui nous bloquent, mais qui révèlent combien notre incomplète connaissance de nous-mêmes et des autres obscurcit notre perception des causes de ce qui survient.

Et, de même, ne devons-nous pas nous demander dans quelle mesure tout rappel du passé n'est pas un peu sa reconstruction, avec les moyens du bord ? Ce passé, à dire vrai, c'est dans le présent que nous l'amenons pour l'étudier et en faire notre miel. Nous perdons bien des éléments au cours de ce voyage ! Le roman joue beaucoup avec cet obstacle considérable qui nous rappelle toute la difficulté de construire l'Histoire et explique combien certains lui font dire à moindres frais ce qu'ils souhaitent entendre.

Au-delà de ce jeu avec le temps, l'intrigue elle-même est d'une grande présence, virtuose, incertaine dans ses évolutions, mais toujours crédible. Un roman superbe, surtout si l'on apprécie les jeux de l'esprit, comme ici avec le temps.

Actes Sud (2019), 335 pages