Entretiens avec Françoise Jaunin

La peinture ne porte aucun message et n'est pas un langage. Elle ne représente rien, mais offre à son spectateur une sorte de meule pour aiguiser ses sens à travers son regard.
Voici, résumée, l'attente que Soulages a de l'œuvre qu'il crée. Il reste donc à l'artiste la tâche d'atteindre au mieux ce but. Ce refus de la représentation, de l'émotion, du récit dans la peinture est un choix que Soulages applique à son travail, sans concession. Il refuse même pratiquement toute couleur pour se concentrer sur la lumière et ses jeux à la surface de ses toiles, en interaction avec le regard de l'observateur. Il n'y a pas d'œuvre, dit-il au cours de ces entretiens à plusieurs reprises, qui ne soit achevée sans le regard du visiteur. Un passage au magnifique musée de Rodez confirmera bien ce point, après la lecture de ce passionnant livre.
 
Notons d'abord que cette recherche d'une interaction à travers la lumière dans le contact avec la toile, suppose que le spectateur la regarde sous tous les angles où il a accès pour se plonger dans ces reflets divers. Conséquence évidente, une reproduction photo classique ne permet pas cela et réduit à un ce qui est infini ! Le travail de Soulages ne peut donc pas être photographié sans perdre la dimension essentielle que lui confère le peintre. Un jour, sans doute, à l'aide de techniques du type holographiques, le réussira-t-on ? Il est donc trompeur aujourd'hui de proposer des reproductions de ces tableaux qui y perdent leur sens en perdant une dimension.
 
Une seconde remarque est que cette affirmation que le tableau prend sa valeur par le regard du spectateur n'est pas une nouveauté. C'est même une évidence. L'originalité de Soulages, si bien décrite par lui ici, est qu'il en fait la seule valeur de la toile. Pas de récit, pas d'émotion, pas de message, pas de témoignage d'une époque, pas de jeu des couleurs. Rien de collectif, rien de partagé ; un dialogue solitaire du "Je" et de l'œuvre supposant une capacité à cet exercice, à mon avis assez rare, chez le contemplateur. En cela, Soulages est emporté par la vague individualiste qui nous enserre actuellement. Comme toutes les modes, elle aura vraisemblablement une fin.
 
Une peinture de qualité se caractérise par le fait que l'émotion qu'elle procure aujourd'hui persiste en dépit de son âge. Sa présence perdure, quel que soit son récit, nécessairement historique. Soulages fait le choix de ne proposer qu'une présence toujours actuelle, puisque sans contexte, sans récit. Est-ce un gage de qualité ? Lorsqu'on contemple une œuvre ancienne qui nous touche, comme Soulages avec l'architecture romane, par exemple, ses racines historiques n'ont-elles aucun rôle dans cette émotion ? La réduction radicale faite par Soulages est-elle un gain ou une perte ? Et l'œuvre de Soulages est-elle aussi intemporelle que cela ? Aurait-on composé ainsi à une autre époque que la nôtre ? Ne sommes-nous pas enracinés dans notre siècle ?
 
Peut-être devrait-on aussi évoquer, ce que le livre ne fait pratiquement pas, le rapport de la peinture et de l'argent. Soulages a eu, très jeune, un succès considérable et ses tableaux des prix élevés. Cette valeur monétaire a toujours été le marqueur de la valeur tout court et c'est bien ainsi, en particulier pour la conservation des peintures exceptionnelles. Hélas, la spéculation a perturbé cette relation juste pour en faire souvent n'importe quoi, comme on le constate sur le "marché" de l'art où des artistes survalorisés peuvent être acquis pour le prix d'une brosse à dents quelques années plus tard. Soulages manifeste beaucoup de sagesse en ne tirant aucune gloire de son succès financier.
 
J'ajouterai enfin qu'un autre Soulages s'est exprimé dans les superbes vitraux de Conques, même si la volonté de réserve y habite toujours le peintre. Comme pour Jeanclos à Provins, la totale liberté de créer était contrainte par un chef-d'œuvre roman qui, lui, racontait une histoire et avait une intention sociale. Le résultat est spectaculaire, sévère certes, mais les vitraux sont un accompagnement contemporain de la présence actuelle de l'abbaye. Il dit même dans ces entretiens que "... le sacré est une dimension qui fait partie intégrante de la condition humaine". Il y a des récits qu'il faut bien prendre en compte, n'est-ce pas ?
 
Ce livre d'entretiens aide à comprendre l'intention de l'artiste et ses choix qui ne se résument pas à composer une surface noire ! Il en parle sans phrases creuses, très simplement, sans prétendre énoncer une vérité universelle et définitive, ni unique. Ce sont ses choix, ses préférences, qui aboutissent avec beaucoup de rigueur et d'habileté à une forme dépouillée d'art qui rappelle les tangkas tibétains, support de méditation, le récit religieux en moins. Une suggestion : faire un tour au musée Fabre de Montpellier ou à celui de Rodez ? Soulages a imprimé une marque profonde dans l'art de notre temps avec conviction, détermination, mais aussi discrétion. Ne passons pas à côté !
 
La Bibliothèque des arts (2012), 155 pages