Bien que nous ne manquions pas d'exemples de leaders vivants ou morts à l'hubris toxique, la biographie d'Alcibiade (-450, -404) proposée ici est un archétype de ces destins d'hommes doués pour tout et en particulier dotés d'un charisme puissant, qui, après avoir pris le pouvoir et eu quelques succès, projettent leurs pays et leur personne dans le chaos, voire l'anéantissement. Ce livre est historique, documenté et offre à l'auteur l'occasion d'une analyse puissante de telles situations, plus fréquentes qu'on ne le pense. Remarquablement écrit, il se lit par surcroit comme un roman policier de haute volée. Les faits furent, hélas, réels et conduisirent Athènes à la ruine en -404.
 
L'auteur, académicienne, professeur au Collège de France a consacré l'essentiel de son travail à la civilisation grecque. Elle a choisi ici la vie d'Alcibiade aux dons multiples, beau, intelligent, audacieux, pupille de Périclès, ami de Socrate, etc. Trop doué, peut-être, trop sûr de lui ? Convaincu par ses succès initiaux, il s'est cru infaillible tant en politique qu'à la guerre. Il le paiera par sa mort et entraînera la déroute d'Athènes par ses choix malheureux.
 
L'auteur montre bien l'incroyable habileté d'Alcibiade et sa force de persuasion, ce qui permit son ascension fulgurante dans la classe politique d'une Athènes républicaine. Ce qui m'a particulièrement frappé dans l'analyse, c'est qu'avec le temps, ce qui pouvait paraître au début comme un service du bien commun s'est mué peu à peu en un service de ses intérêts personnels, une défense acharnée de son pouvoir, quel qu'en soit le prix, tant pour lui que pour son peuple.
 
On ressent l'inhumanité profonde qui s'installe alors. Trahison de la parole donnée, mensonges, mépris des liens amicaux, massacres inutiles, etc. L'homme n'est plus qu'un moyen et non une fin. Il semble qu'aucune valeur n'habite plus Alcibiade, happé, comme le dernier des autocrates, par la rage de survivre au sommet du pouvoir. La presse actuelle nous rapporte bien d'autres exemples où le divorce est total entre un leader et l'intérêt général de son pays.
 
Et ce qui enrage par-dessus tout est de constater la versatilité et les réserves d'adoration des peuples soumis. La rationalité élémentaire des jugements est absente, le sentiment, l'amour font tout et construisent ces illusions meurtrières et partagées. Ce qui était vrai en -450 le reste aujourd'hui et cette terrible dépendance volontaire n'est en rien le produit de techniques modernes de communication nocives, mais une constante du comportement collectif des hommes. La démocratie, qui fonde sa légitimité sur ces masses versatiles, y perd une part de sa légitimité. On ne peut qu'envier les réserves d'espoir de l'auteur, livrées dans les dernières lignes de sa conclusion ! Un livre remarquable néanmoins !
 
de Fallois (1995), 288 pages